
Margarita Kopsia
January
Qu’est-ce que, vraiment, résister? Et quelle signification ce mot acquiert-il en fonction du contexte socio-politique d’où on se place? Si les réponses qu’il est possible d’apporter à cette question sont nombreuses, la position de la Grèce en la matière mérite d’être étudiée. Sujet d’abord sanglant et délicat, le soulèvement de l’université polytechnique d’Athènes du 14 au 17 novembre 1973 est progressivement devenu une commémoration nationale, célébrée chaque 17 novembre.
Moment violent, il fut aussi—et demeure—un événement profondément symbolique et porteur d'espoirs; à présent honoré, il est impossible d’en parler sans l’associer à la fin de la dictature militaire qui était au pouvoir depuis le coup d’État du 21 avril 1967.
Mais plus qu’emblème de résistance face à cette parenthèse dure et autoritaire pour le pays, agissant en tant que catalyseur du démantèlement de la dictature des colonels, le soulèvement du 17 novembre est aussi celui d’un profond renouveau. Car luttant pour « le pain, » « l’éducation » et « la liberté, » le combat acharné des étudiants a aussi signé l’entrée dans une nouvelle ère démocratique, marquée par une meilleure ouverture politique, ainsi que par un développement plus conforme au respect des droits et libertés de la population grecque.
Qui sont ces étudiants, et comment leurs actes du 17 novembre 1973 ont-ils acquis une portée profondément démocratique et déterminante pour l’avenir du pays? En quoi ces réponses nous illuminent-elles quant au rapport contemporain de la société et de l’univers politique grecs vis-à-vis des valeurs démocratiques et des mouvements étudiants?
La démocratie, confisquée et asphyxiée
En plein cœur de la guerre froide, le contexte politique de la Grèce est extrêmement agité; suite à la victoire des forces royalistes lors de la guerre civile grecque de 1946 à 1949, opposant les dirigeants soutenus par le Royaume-Uni et les États-Unis aux grecs communistes, plusieurs gouvernements instables se succèdent. Les « élections législatives anticipées » qui étaient censées avoir lieu en 1967 sont la conséquence directe de la dissolution parlementaire qui était entraînée par le manque de soutien à M. Canellopoulos, nommé par le roi suite à l’échec des accords législatifs et gouvernementaux passés entre celui-ci et les autres partis majoritaires.
L’avenir politique du pays se voit particulièrement menacé par le putsch du 21 avril 1967. Réalisé par trois militaires—les colonels Georges Papadopoulos, Nicolaos Makarezos et le général Stylianos Pattakos—l’épisode est intimement lié à l’appartenance de la Grèce au « bloc de l’Ouest » dans le contexte des alignements géopolitiques de l’époque.
Le coup d’État est ainsi réalisé sous prétexte de protéger le pays de la « menace communiste » et afin de préserver l’alliance du pays avec les États-Unis, sachant que la Grèce avait rejoint l’OTAN en 1951. Il faut noter cependant, que la présence de cette « menace » est largement injustifiée, ce que n’ont manqué de préciser de nombreux médias de l’époque, y compris a l’international. Ainsi, Le Monde déclare dans ses publications datant de l’année 1967 que « l’intervention [...] allait au-delà du but invoqué au début, » cherchant notamment à assurer la victoire de la droite malgré l’ascension de l’Union du centre.
Pour le journal L’Humanité, il s’agit même d’une « dictature absurde et criminelle qui s’est imposée par peur des élections. » Car sur la période 1967-1973, la vie sociale et politique du pays est « paralysée. » « Rythmée » par l’« enfermement » et la « torture » dont les opposants politiques sont systématiquement victimes, la dimension autoritaire du régime écarte la perspective d’un espace de dialogue ouvert, pluriel et engagé. Parallèlement, l’emploi généralisé de la censure constitue une autre sombre réalité, entravant les libertés d’expression et d’opinion des citoyens. Avec l’arrivée au pouvoir des colonels, « les garanties constitutionnelles des droits de l'Homme sont suspendues, » obstruant toute tentative de critique du régime et interdisant même les « grèves. »
Mais si la majorité de la population grecque est poussée à la « passivité » par le régime des colonels, les voix des opposants exilés continuent de retentir et alimentent fortement les animosités populaires envers la junte, ainsi que l’opposition de divers gouvernements de l’étranger. Pour certains exilés, il est même question de « militer contre la junte sur le territoire français » à travers leur implication dans des « réseaux de la résistance, » à l’instar de Melina Mercouri—ancienne ministre de la Culture grecque—et Mikis Théodorakis, célèbre compositeur et futur ministre d’État grec de 1990 à 1992.
Étudiants: voix ou moteurs légitimes de la construction démocratique ?
Pendant la junte, les étudiants souffrent tout particulièrement. Leur sévère manque de représentation se matérialise tout d’abord à travers « l’impossibilité » pour les étudiants « d'élire des représentants au sein des institutions universitaires. » Sont mis également en place des « tribunaux de discipline, pouvant expulser tout étudiant ayant des activités jugées non convenables, » tandis que la loi 1347 oblige « au service militaire immédiat » tous ceux qui s’organisent et s’engagent au sein de syndicats.
La forte présence syndicale dans l’enseignement supérieur grec fait par ailleurs que, selon un point de vue sociologique, les universités grecques deviennent des « institution[s] sociale[s] » à « caractéristiques politiques. » Bénéficiant d’un « statut symbolique comme espaces de défense des valeurs démocratiques, » cela explique en grande partie par les dynamiques de rassemblement et de politisation des étudiants qui se sont progressivement construites et exacerbées depuis 1973.
La vague de manifestations s’opposant à la junte militaire est entamée par les étudiants de la Faculté de Droit d’Athènes le 21 février 1973, date à laquelle ceux-ci se barricadent à l’intérieur de leur établissement pour appeler à la fin de la dictature. L’insurrection des étudiants de l’école Polytechnique qui survient quelques mois plus tard s’étend jusqu’à d’autres universités telles que celles de Patras ou de Thessalonique, entraînant également de nombreux autres civils désireux de décrier les modalités d’exercice du pouvoir du régime en place. La création d’une station de radio étudiante, adressant « un appel [...] à la population » participe également à la propagation de leur message, tout en cultivant un profond sentiment de solidarité parmi tous ces manifestants.
L’occupation de l’université polytechnique elle-même fut aussitôt sévèrement réprimée par l’armée, dont l’intervention consista notamment en l’envoi de chars militaires. Le bilan est celui d’au moins 27 morts et de dizaines de blessés, faisant de cet épisode une véritable « plaie » de l’histoire contemporaine grecque. Son sillage, celui de la ‘Metapolítefsi’—soit la transition démocratique grecque qui s’en suivit—rappelle néanmoins les mérites du fervent maintien et de la défense des idéaux démocratiques, notamment au vu des difficultés que ces derniers ont eu à s’imposer et à véritablement former part de la réalité politique et constitutionnelle grecque.
Cela ferait-il des étudiants les « garants » de la démocratie en Grèce à l’époque contemporaine, régime ayant su s’extraire de sa trajectoire fragile, tumultueuse et menacée?
Les étudiants sont-ils capables de changer le cours de l’histoire?
Jour partiellement férié, durant lequel les établissements scolaires restent fermés, le 17 novembre constitue aujourd’hui un moment de « fierté nationale. » Les étudiants ayant participé aux soulèvements de novembre 1973 s’étaient auto-proclamés ‘Eleftheroi Poliorkimenoi,’ soit une référence directe à la lutte pour l’indépendance grecque et à l’œuvre de Dionysios Solomos—poète dont émane l’hymne national grec.
Sous la plume de nombre de poètes et d’écrivains tels que Pour Yánnis Rítsos—poète et militant du Parti communiste grec, emprisonné pendant la dictature des colonels—les étudiants du 17 novembre deviennent des figures héroïques et inspirantes, portant en elles les fruits et les symboles de la bravoure et de la détermination.
À eux seuls, les soulèvements du 17 novembre n’auraient pas entièrement rétabli le sort démocratique du pays, mais il demeure que les efforts des étudiants y ayant pris part aient été des mécanismes déclencheurs de la ‘Metapolítefsi.’ Portant avec ardeur et conviction l’espoir et la promesse démocratiques, le pouvoir qu’a eu la jeunesse à influencer le cours de l’histoire en 1973 reste incontestable.