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Au Sud global, rien de nouveau à l’horizon

Lubin Parisien

December

La France s’est félicitée du mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) contre le président russe Vladimir Poutine, pourtant elle a fait grise mine quand ce fut au tour du premier ministre israélien Benjamin Netanyahu d’être recherché par la CPI. La France a critiqué l’argument de la Mongolie, qui, se basant sur l’article 98 du Statut de Rome fondateur de la CPI et dont la Mongolie est partie, a refusé d’arrêter Vladimir Poutine en visite dans le pays sous prétexte que la Russie n’est pas partie du Statut de Rome. Cependant, la France a ensuite mobilisé l’article 98 pour justifier son refus a priori de procéder à l’arrestation du premier ministre israélien car Israël n’est pas partie non plus de la CPI. Quelle différence entre MM. Netanyahu et Poutine au regard du droit international? Aucune, si ce n’est que le premier est l’allié de la France et le second son ennemi. 


Alors que les pays occidentaux et leurs soutiens s’enferrent à nier les fondements de l’ordre international qu’ils ont proclamé du haut de leur puissance, il apparaît qu’une nouvelle impulsion risque de renverser l’inconséquence complice des pays du Nord. En effet, le ‘Sud global’ entend bien chasser les marchands du Temple. 


L’expression est chic, elle est commune et elle semble depuis 15 ans avoir une utilisation constante. L’incurie de l’Occident au regard du droit international—l’Irak en 2003 et les Palestiniens peuvent témoigner des manquements des pays du Nord—n’est plus à prouver. Pour autant, est-ce un fait exclusif au Nord? La Mongolie aussi a dû mobiliser des trésors de mauvaises fois pour accueillir Vladimir Poutine : l’affirmation des Etats du Sud global ne se conjugue manifestement pas par une perspective meilleure pour un ordre international plus juste. Les bons vieux instruments de l’hypocrisie et de l’indignation sélective sont appropriés sans modération par un Sud global pourtant porteur de promesses évanescentes.


80 ans dans les marges du monde


Avant même de définir le Sud global un fait révélateur s’offre à nous: le Sud se définit séparément ou contre le Nord, contre un Occident composé de pays indéniablement puissants, dominateurs et riches, en premier lieu les Etats-Unis, les Etats européens, le Canada, quelques pays d’Asie ainsi que l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Le reste, c’est le ‘Sud.’ Quand il y a un Sud, il y a un Nord, le truisme n’est pas révolutionnaire, mais il montre bien ce qu’induit l’expression de Sud global, c’est-à-dire une partie du monde autre, différente des puissances dominantes et dominatrices occidentales. Ainsi, le Sud global se définit en premier lieu par ce qu’il n’est pas.


De tous ses ancêtres, le plus fameux est le concept de « Tiers-monde » énoncé pour la première fois par Alfred Sauvy en 1952, lequel dresse le parallèle avec le Tiers-Etat de l’Ancien Régime et son état de servitude. Les pays dont parle M. Sauvy sont en effet à peine sortis de la colonisation et de la sujétion aux puissances européennes déchues. En Afrique, après 1960, les pays anciennement colonisés par la France tombent souvent dans son escarcelle par une tutelle de fait et un ‘paternalisme’ pudiquement appelé « Françafrique. »


Politiquement, la manifestation la plus ‘pure’ de l’originalité de ce Tiers-monde réside dans le mouvement des non-alignés. Alors que la Guerre froide sépare le monde en deux, des Etats comme la Yougoslavie de Tito, l’Indonésie de Soekarno ou l’Egypte de Nasser sont à l’initiative de nombreuses conférences de non-alignés, à Brioni en 1956 ou à Bandung en 1955. En somme, deux faits sont à retenir: ces Etats non-alignés sont souvent portés par des figures et des membres plus éminents et importants comme l’Inde ou l’Egypte. En outre, il y a toujours la question du leadership et des batailles pour se l’accaparer. Tout parallèle avec l’Inde ou le Brésil aujourd’hui est purement fortuit. Deuxièmement, ces pays se conçoivent à l’écart du grand jeu international, et c’est sur cette base qu’ils légitiment leur positionnement et leurs tentatives d’affirmation. Mais cette posture ne doit pas cacher des dissensions et la réalité des luttes de pouvoirs internes: en effet, un Nasser s’est singulièrement rapproché de l’URSS, la conférence des non-alignés de 1966 à La Havane est tout aussi singulièrement liée à l’URSS. A côté, des pays comme la Yougoslavie s’en sont toujours tenus à une prudente neutralité depuis 1948, bien que Tito soit communiste. Ces pays sont donc bien souvent totalement imbriqués dans les querelles de pouvoirs internationales structurantes, ils ne sont pas véritablement une alternative unique et réelle à l’ordre qui se construit alors sur la terreur du feu nucléaire. 


Le Sud global se nourrit aussi de la bipartition que font les géographes et les géopolitologues entre les pays du Nord et les pays du Sud, qui, en réalité, provient de la définition donnée précédemment. Cette bipartition séparait les pays sur un critère de développement, sur des données comme l’IDH ou le PIB par habitant. Dans les années 1980, une telle classification avait une certaine pertinence, les pays du Nord étant riches et développés, les pays du Sud étant mal classés sur la base des mêmes critères. L'Occident a beau jeu d’apparaître comme la pointe avancée du développement alors que le Sud est là encore dans les marges. Pourtant, cette ligne, dont le manichéisme a toujours été critiqué, est largement abandonnée aujourd’hui: un dossier publié par l’institut Géoconfluences de l’ENS de Lyon affirme ainsi que de « nettes et spectaculaires recompositions géographiques de l’architecture mondiale du développement [sont] intervenues ces quatre dernières décennies. » 


En outre, des pays comme la Russie sont désormais intégrés au Sud avec le Sud global au titre de son opposition à l’Occident et de sa participation au BRICS, non pas en raison de critères de développement, tandis que la Chine et l’Amérique latine demeure dans le Sud avec l’Afrique et les îles océaniennes malgré des écarts bien plus vastes avec ces derniers qu’avec l’Occident.


Toutes ces dénominations—Tiers-monde, non-alignés, fracture Nord-Sud—ont précédé l’appellation de Sud global. Un point commun les réunit: être dans les marges de l’ordre international établi. Mais en fonction du vocable, ces termes peuvent sous-tendre une volonté politique subversive ou plus clairement anti-occidentale: ‘Sud global’ réunit tout cela. Pourtant, la subversion, si elle est proclamée, reste relative.


Tout changer pour rien changer


L’ordre occidental est démodé. Ses deux poids deux mesures en Palestine et en Ukraine ont récemment confirmé sa décrédibilisation. Sa propension aux guerres sans fin notamment au Moyen-Orient l’a affaibli. Sa prétention universelle ne tient pas longtemps face à l’affirmation de nouvelles puissances. Une formule du président turc Erdogan résume bien un esprit qui court dans les chancelleries du Sud global : « le monde est plus que cinq, » une allusion aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité et à l’absence de raisons valables à leurs privilèges en premier desquelle figure le droit de veto. Le concept de Sud global cristallise les critiques légitimes que l'on peut exprimer à l’égard de l’Occident dans le concert des nations. Mais les pays du supposé Sud global ne valent pas mieux.


En discutant du Sud global, de son histoire, de ses espoirs, on en oublie un fait essentiel: une imposture fondamentale se cache dans les discours. Pour être honnête, il faut bien cadrer le propos. Il consiste à dénoncer le vernis moral dont se pare l'expression Sud global, un vernis qui se nourrit de la juste contestation de l’incurie occidentale. L’objet n’est pas de discuter de la réalité effective du concept et de sa pertinence dans la description des relations internationales—un article de Bertrand Badie dans la revue du conseil scientifique de l’ONG Attac Les possibles en 2014 résume bien la réalité géopolitique du concept. Notre objectif est plutôt de pointer du doigt les faussaires qui utilisent la dénomination de Sud global dans un discours de justification de politiques étrangères qui doivent nous inquiéter. 


Erdogan déclare que “le monde est plus que cinq” depuis 2016, mais il a ressorti la formule dans un communiqué du ministère des affaires étrangères en 2023 pour soutenir l'ajout de l’Inde comme membre permanent du Conseil de sécurité. Ce serait un grand changement, mais seulement superficiel, car cela ne s’attaque pas à la racine du problème: l’existence de membres privilégiés. Le but pour l’Inde et la Turquie par derrière est simplement de s’emparer de plus de pouvoirs, un objectif bien cynique et qui ne laisse entrevoir aucune voie de progrès dans le concert des nations. Dans un communiqué commun avec la Chine lors d’une rencontre à Astana en 2024, la Turquie affirme que: « en tant que grands pays en développement et membres du “Sud global,” la Chine et la Turquie [...] [s’inscrivent dans] le maintien des normes régissant les relations internationales. » La norme défendue est celle de la course à la puissance, et non pas un droit vigoureux et égalitaire entre les Etats, puisque la Turquie a approuvé de facto l’existence d’une hiérarchie des États qu’il souhaite simplement élargir.


De plus, la question du leadership du Sud global présage d’une vision toujours plus prédatrice des relations internationales. Ainsi, les pays des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, avant l’élargissement), se disputent le rôle du chef de file ou simplement pour affirmer sa propre influence, d’où l’aide apportée par Lula pour pousser la candidature, acceptée, de l’Argentine. La rivalité entre l’Inde et la Chine qui se cristallise au Cachemir ou dans le financement chinois du port de Gwadar au Pakistan est un exemple de ces rivalités au sein de la fausse unité qu’est le Sud global. 


Or, pendant ce temps, certains de ces chefs de file perpétuent de vieilles techniques de domination. Le ‘piège de la dette,’ bien que souvent fantasmé, demeure révélateur des techniques employées par la Chine pour s’assurer le soutien d’Etats fragiles peu regardants sur les taux d’intérêt de la dette et la bonne gestion des finances publiques, à l’instar du Sri Lanka sous la férule du clan Rajapaksa. Il mena le pays à la faillite notamment en acceptant des contrats d’entreprises chinoises telle que le port de Hambantota, dont l’utilité reste à démontrer. Le pays, exsangue, a dû accepter la cession d’un bail de 99 ans à la Chine en 2019. Les pays puissants du Sud global semblent faire peu de cas d’une quelconque éthique vis-à-vis des autres pays du Sud lui-même.


Dans la construction d’un récit autour d’un Sud global, il y a la dénonciation du double-standard des Occidentaux quant au respect du droit international, visiblement optionnel quand il s’agit de M. Netanyahu ou de Georges W. Bush sur les actes commis par l’armée américain à Abou Ghraib par exemple. L’Afrique du Sud a décidé d’y remédier en décembre 2023 au sujet de la guerre menée par Israël à Gaza, dénoncé comme un génocide auprès de la Cour internationale de justice. Certains parlaient du pays comme du “fer de lance” du Sud global—toujours la question du leadership de ce Sud global. 


On peut toutefois croire que le motif de la plainte n’est pas qu’humanitaire, cet intérêt à être le “fer de lance” semble être déterminant. En effet, l’Afrique du Sud n’a eu aucune gêne d’accueillir sur son sol en 2015 Omar al-Béchir, dictateur à l’époque du Soudan, recherché par la CPI—dont l’Afrique du Sud est membre—pour notamment des faits de génocide durant la guerre du Darfour en 2003. Il y a eu environ 300 000 morts selon Amnesty international. Le deux poids deux mesures, loin d’être le fait propre de l’Occident, est aussi utilisé par des pays du Sud global qui profite du discours favorable induit par l’expression, une rhétorique d’atmosphère rudement pratique quand il s’agit de dissimuler ses propres contradictions et hypocrisies.


Le Sud global incarne à bien des égards les espoirs pour un ordre international débarrassé des impérialismes et des néo-colonialismes. Pourtant, il y a une tension fondamentale entre l’usage qui en fait et l’image positive que l’on peut avoir de ces pays avec la réalité plus inquiétante de la politique de ces pays, renversant la table pour mieux jouer au même jeu que les grandes puissances d’antan. Ces espoirs sont nécessaires, mais il est illusoire d’attendre beaucoup du Sud global en tant que fausse unité. Tant que les ambitieux, les tribuns et les leaders autoproclamés d’un quelconque monde ‘libre’ seront aux commandes, le cynisme sera le gouvernail du concert des nations. En Occident comme dans le Sud, et comme le montre les protestations mondiales contre l’inaction occidentale par rapport à la politique israélienne en Palestine, c’est aux peuples de s’emparer des questions géopolitiques, c’est à eux de rappeler la nécessité d’un ordre mondial uni pour la paix, du Nord au Sud.

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