top of page

Déni de politique: les ‘experts’ au pouvoir

Lubin Parisien

January

Qui gouverne la France? Emmanuel Macron ou McKinsey? 

En 2022, un rapport sénatorial dressait le constat d’un État faisant appel de plus en plus aux cabinets de conseil pour l’aider à la mise en œuvre des politiques publiques. Le rapport dénonce des prestations à la qualité variable et teintées de partialité, le tout sur fond de perte de compétence des institutions de l’Etat, avec une aspiration des haut-fonctionnaires par le privé avec le pantouflage. Le chiffre choc, c’est celui d’un milliard, un milliard d’euros dépensé en conseil en 2021.


La campagne de réélection d’Emmanuel Macron en 2022 fut empoisonnée par la mise en avant de ses liens avec le cabinet McKinsey. Ainsi, durant les campagnes présidentielles de 2017 et 2022, des prestations qui auraient vraisemblablement dû être déclarées furent escamotées, d’où une enquête du Parquet national financier (PNF). L'appétence du président pour des profils au « cerveau ultra-rapide » venant de grandes écoles comme Polytechnique et devenus consultants dans le privé, c’est-à-dire des profils en-dehors de la politique, est un fait bien connu et critiqué.


Ces cabinets de conseil à l'efficacité contestable apportent une expertise, leurs recommandations modèlent concrètement les politiques publiques, notamment pour les aides personnalisées au logement (APL) et leurs paramètres. Leurs consultants, engagés pour leurs compétences techniques supposées, ne sont élus par personne et ont pourtant un rôle non négligeable dans la politique. L’utilisation massive des cabinets de conseil est largement reprochée à Emmanuel Macron et à ses gouvernements, mais l’idée de donner le pouvoir à ceux qui seraient techniquement plus compétents pour l’exercer est un lieu commun qui remonte à plus longtemps que la ‘macronie’ ou l’externalisation induite par des politiques néolibérales: c’est la justification du pouvoir de toute élite.


Les meilleurs pour nous guider

Le biais élitiste de la pensée politique occidentale est structurant du temps de Platon déjà. Son grand traité de politique est La République, dont l’ambition était une recherche de la justice dans la cité et en fin de compte dans l’âme. Platon distinguait trois ‘classes’ dans la cité: celle des producteurs et des travailleurs, celle des auxiliaires qui seconde la troisième, c’est-à-dire la classe des gardiens de la cité. C’est eux qui disposent de l’autorité politique pour mettre en place les réformes nécessaires au retour de la justice—notamment la censure des poètes clamant des idées injustes et propres à confondre les esprits. C’est aux gardiens aussi de protéger la cité durant la guerre. Pour les sélectionner et faire naître de grands crûs, Platon a proposé dans le Livre V de La République un dispositif eugéniste ingénieux pour que seuls les plus droits et les plus forts dans cette élite puissent se reproduire. L’éducation des enfants est absolument collective et très stricte. Tout cela n’a pas manqué de nourrir des critiques sans doute justifiées contre Platon et contre son eugénisme fondamental, mais infondé. 


Le modèle que Platon a appelé de ses vœux pour la restauration de la justice dans la cité est l’aristocratie au sens premier du terme, c’est-à-dire le gouvernement des meilleurs, des philosophes-rois. La conception du mouvement politique vers le Bien que Platon a développée est celle d’un mouvement dirigé par le haut: des livres entiers de La République sont exclusivement consacrés à l’éducation des gardiens de la cité, les bas-fonds de la cité ne sont que de vaines diversions régies pour en confiner les fièvres. 


Platon, qui fut le conseiller du tyran de Syracuse Denys, avait une approche clairement élitiste où l’autorité politique revient aux meilleurs soigneusement choisis; la classe des producteurs n’est qu’un figurant dans le chemin que dessine le philosophe du IVème siècle avant notre ère. Mais vouloir qu’une minorité soit motrice dans la logique et la dialectique de la politique n’a pas forcément vocation à accaparer le pouvoir, mais parfois à émanciper l’ensemble de la société et des opprimés. C’est bien là tout le rôle du parti selon Karl Marx et Friedrich Engels dans Le Manifeste du Parti communiste de 1848. Le prolétariat doit s’affirmer dans la dialectique irréconciliable qui le lie à la bourgeoisie. 


Le projet est révolutionnaire, mais il semble bien lointain tant les prolétaires ne sont pas conscients de leur condition: c’est là que le parti peut renverser la situation. Marx et Engels écrivent ainsi que « pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. » Le parti doit exposer les crimes du capitalisme et ses iniquités, il doit être l’organisation où le prolétariat puisera les armes et les ‘compétences’ nécessaires pour opérer le changement révolutionnaire souhaité. Le parti incarne le prolétariat, mais il doit avant tout lui donner toute sa carnation, il doit donner au prolétariat sa conscience de classe et des armes. C’est certes une élite, mais elle n’a aucune vocation à se substituer au prolétariat pour mener la révolution et encore moins pour diriger une société qui devrait pourtant être sans classes.


Une tradition marxisante ultérieure et s’éloignant en vérité de Marx parle d’une ‘avant-garde’ du prolétariat. Selon Lénine, c’est à elle de prendre le pouvoir et d’instituer une dictature du prolétariat, vue comme une étape claire et cohérente vers d’autres étapes vers enfin le communisme. Là encore, on retrouve une vision élitiste, mais à la différence de Marx et d’Engels, l’avant-garde doit avant tout incarner le prolétariat et se saisir du pouvoir qui revient de droit au prolétariat. Le glissement est subtil, mais il est fondamental: c’est sans doute là le péché originel de l’URSS et de la révolution bolchevique. Le prolétariat est réduit à une abstraction qu’une élite de fait peut utiliser comme un paravent à sa constitution comme une classe distincte et aux intérêts concurrents.


Quand on parle des experts en politique, il ne faut pas penser qu’aux techniciens, il y a aussi tous ces guides, ces gardiens et autres avant-gardes qui sont des élites exclusivement définies par leur rôle politique. Pourtant, d’autres ‘experts’ s’aventurant effectivement en politique s'attachent au contraire à montrer qu’ils sont au-dessus des partis, au-dessus de la politique.


Des remèdes bien acres

Dans les moments de crise, les procédures et les coutumes politiques des démocraties libérales semblent dépassées. C’est le constat dressé en Italie qui a amené à la formation de ‘gouvernements techniques’. Les plus récents sont ceux formés en 2011 par Mario Monti et en 2021 par Mario Draghi. Ce sont des techniciens et des experts en économie reconnus par beaucoup de partenaires politiques à l’étranger et par les marchés; l’action de Mario Draghi à la tête de la BCE après la crise financière de 2008 est ainsi souvent saluée


Au sujet de ces gouvernements, dans une note destinée à donner des idées aux Français en pleine crise politique en 2024, l’IFRAP déclare ceci: « l’exemple italien nous montre ainsi l’intérêt de nommer comme Premier Ministre, une personnalité non politique et, dans les deux cas cités plus hauts, expérimentés dans les affaires économiques. » Qu’est-ce l’IFRAP ? Il s’agit de la « Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques, » un think-tank néo-libérale qui se targue d’avoir promu en France « l’ouverture des postes de directeurs d’hôpitaux publics au privé » ou « l'instauration d'un jour de carence dans la fonction publique » Pourquoi une telle organisation fait les louanges d’une solution gouvernementale analogue aux expériences italiennes? La réponse est simple: les gouvernements d’experts prennent des décisions qu’aucun parti politique ne veut pleinement endosser tellement elles sont attentatoires à l’Etat-providence. 


Ainsi, le gouvernement Monti a lancé une ‘cure’ d’austérité: « Mario Monti réduit drastiquement les dépenses publiques, réforme le régime des retraites avec un allongement de la durée des cotisations et un recul de l’âge de départ en retraite, qui pourrait atteindre 70 ans en 2015. » Le but est de rassurer les marchés financiers, notamment sur la question de la crédibilité de la dette italienne et les perspectives de croissance. Le but n’est pas une politique juste. Le but n’est sûrement pas l’égalité. Matériellement et concrètement, le gouvernement Monti a préservé les structures en berne de l’économie capitaliste italienne, vues comme une priorité face aux préoccupations des travailleurs ayant par exemple manifesté. Les experts au pouvoir, jouant de leur image d’expertise, se cachent derrière une apparente rationalité froide et apartisane pour mieux faire passer des politiques néolibérales. Le nécessaire débat politique sur ces mesures est phagocyté par une hiérarchisation fallacieuse entre des ‘experts’ néo-libéraux et des propositions pouvant défendre l’Etat-providence. On pourrait croire que ces gouvernements techniques furent une suspension des querelles partisanes et des voix discordantes ; en réalité, l’espace politique est saturé par un néolibéralisme délétère. 


Nier le politique pour nier la lutte

Les libéraux sont les grands ennemis de Carl Schmitt. Grand juriste allemand et philosophe du droit du XXème, son influence est indéniable dans l’histoire des idées. Néanmoins, il convient de rappeler son parcours trouble: il a eu des responsabilités dans le parti nazi, il a tenu des discours antisémites d’une grande virulence et il a justifié les politiques nazis. La possibilité de discuter de son œuvre est débattue, la mauvaise foi se faisant l’avocate de Carl Schmitt en bien des aspects. Schmitt fut toutefois discuté voire repris—avec une nécessaire distance critique—par des auteurs comme Giorgio Agamben ou Hannah Arendt. C’est pour cela que l’on se permettra de s’appuyer sur La notion du politique de Carl Schmitt rédigé en 1932, avant l’engagement de Carl Schmitt au NSDAP. L’utilisation que nous allons faire de sa pensée ne concerne qu’une partie de celle-ci et des réserves vigoureuses méritent d’être affirmées quant au débouché politique concret que prônait Carl Schmitt. 


La « dépolitisation » à laquelle s’acharne le libéralisme selon Carl Schmitt s’articule autour de deux pôles: une certaine éthique qui établit des normes morales arbitrant l’espace politique et une certaine vision de l’économie, émancipée des considérations partisanes et mûe par des agents rationnels. Le juriste controversé écrit: « Ainsi, dans la pensée libérale, le concept politique de lutte se mue en concurrence du côté de l’économie, en débat du côté de l’esprit. » Dans le libéralisme, la Raison est érigé en principe cardinal de l’espace public et de l’espace économique. Or, selon Carl Schmitt, le critère distinctif du politique c’est la distinction de l’ami et de l’ennemi. La Raison n’est pas caractéristique, son usage comme motif de la politique plus que comme une méthode intellectuelle invite à la prudence. 


Décrire la politique comme l’auberge des experts est faux. Carl Schmitt a bien compris que c’est la lutte qui est au fondement de toute démarche politique. Il ne s’agit pas de discourir et de mesurer la force de ses arguments, la politique consiste en l’établissement d’une société juste: un tel projet n’admet évidemment pas de place à l’injustice et à l’iniquité. Les arguments se nuancent, l’objectif d’une idéologie politique demeure toujours identique, ce sont seulement ses modalités d’application qui sont soumises à une discussion permanente, pas autre chose. Sinon, la cohérence interne de l’idéologie est brisée et ainsi une nouvelle idéologie apparaît—ce qui aurait été salutaire pour Schmitt vu son parcours. 


Le discours libéral, aujourd’hui dominant dans une démocratie libérale gouvernée par le centre et la droite comme la France de 2025, est aussi un discours de justification de l’ordre économique existant. Les discours des experts aux fragrances Mario Monti ou Mario Draghi prennent place dans une volonté de reconsolidation de systèmes économiques à bout de souffle. Ce genre d’experts n’insuffle pas un nouveau souffle dans la politique car leur action consiste en la conservation des structures économiques et financières préexistantes. Il n’y a donc pas d'intérêt à ouvrir l’espace politique et à se placer dans sa pluralité. Au contraire, le discours technocratique occupe l’espace politique par un discours de justification se réclamant de la Raison, mais ignorant la multiplicité des autres mondes possibles. Le discours libérale, plus qu’une idéologie proprement politique, est un discours qui restreint voire qui nie le politique et son vecteur actuel, l’Etat. Carl Schmitt affirme ainsi qu’ « il n’y a pas de politique libérale sui generis, il n’y a qu’une critique libérale de la politique. »


Chasser la politique ainsi revient aussitôt à nier l’existence d’intérêts irréconciliables et donc la pluralité des horizons possibles. Et de fait, les hommes et femmes d’Etat revendiquant aujourd'hui leur expertise ne sont pas les héritiers d’une avant-garde marxisante. L’usage de la raison est dévoyé précisément pour nier la politique, c’est-à-dire la lutte. Pendant qu’on s’attache à montrer qu’on suit les pas de la Raison, on oublie l’essentiel dans la politique au point que l’on puisse trouver cela trivial et naïf; on oublie la nécessité d’un débouché concret et utile à la méthode rationnelle, c’est-à-dire la recherche de la justice.


Photo credits: Flickr

bottom of page