
Selma Boufaroua
Dans son discours d’investiture du 20 janvier 2025, Trump, acteur autoproclamé du renouveau civilisationnel, appelle les Américains à agir « avec le courage, la vigueur et la vitalité de la plus grande civilisation de l’histoire. » Et, comme tout bon pays prétendument civilisé, il faudrait évidemment montrer l’exemple à ceux qui seraient restés dans la barbarie, ceux qui n’auraient pas encore « évolué. »
C’est exactement ce qu’avaient fait au XIXᵉ siècle la France en Algérie, les États-Unis aux Philippines, ou encore la Belgique, le Portugal et le Royaume-Uni en Afrique. De la « mission civilisatrice » au « fardeau de l’Homme blanc, » de la « Destinée manifeste » au « lusotropicalisme, » chacun a trouvé la formule parfaite pour emballer son projet colonial selon l’époque. Un projet censé lisser des populations jugées trop bruyantes, remettre dans le droit chemin des destinées qui, sans cela, dévieraient naturellement.
Le racisme, la haine de l’autre et le désir de « civiliser » ceux qui ne le seraient pas n’ont pas disparu : ces mêmes idées ressurgissent dans les discours de bien des chefs d’État qui se prétendent pourtant modernes.
Un schéma colonial qui persiste : l'exemple sioniste
Ainsi, l’État d’Israël, proclamé en 1948 et contesté jusqu’à aujourd’hui, s’inscrit lui aussi dans le sillon de cette mission civilisatrice européenne : « nous formerions là-bas un élément d’un mur contre l’Asie, ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie. » Cette phrase ne vient ni d’un extrémiste marginal, ni d’un provocateur isolé : elle est tirée du Der Judenstaat, rédigé par Theodor Herzl lui-même, fondateur du sionisme moderne.
Le projet même d’État se verrait alors légitimé, en partie, parce qu’il constituerait un rempart face à un monde arabe présenté comme sauvage et dangereux. Mais que se passe-t-il de l’autre côté du mur ? Dans ce monde qualifié de barbare, colonisé durant des siècles et surreprésenté dans les médias ? Comment réagit-il à cette mission censée le « civiliser, » lui qui ne souffrirait, selon cette logique, que d’une différence perçue comme une malédiction le vouant à une éternelle décrépitude ?
La réponse n’est pas uniforme : le monde arabe n’est pas une entité homogène suivant une pensée unique et ordonnée. Ce qui est sûr, c’est que se rassembler et se battre pour affirmer un héritage commun ont été des idées mobilisatrices dès les débuts de la ‘mission civilisatrice’ imposée à ces populations. Les nationalistes arabes défendent alors l’idée d’une seule nation, de l’Atlantique au Golfe, affranchie de toute dépendance. En Occident, ce nationalisme est perçu comme une réaction « contre un état de fait colonial, » surgissant dans les années 1930. Il prône ainsi un État fort, soutenu par un sentiment patriotique fondé sur une langue (l’arabe) et une religion (l’islam).
Zyad Hafez, dans La Résurgence du nationalisme arabe, explique que le sentiment nationaliste est profondément ancré : interrogées sur leur identité, de nombreuses personnes dans différents pays arabes affirment que leur identité arabe prime sur toutes les autres (pays, communauté voire religion). C’est un sentiment d’unité avant tout, qui précède les régimes, les institutions ou les confessions. Sati’ al-Husari (1880-1968) voyait d’ailleurs dans la nation arabe une entité vieille de plusieurs millénaires : « la langue est son âme et l’histoire sa mémoire. »
Un nationalisme inclusif et démocratique ?
Contrairement à certains nationalismes du XIXᵉ siècle, les fondateurs du nationalisme arabe soulignent que leur projet repose sur le « refus de l’exclusion et l’ouverture à tous les courants. » La CNA, Conférence Nationaliste Arabe, fonctionne comme un véritable parlement du nationalisme arabe moderne, où se côtoient anciens baassistes, nassériens, marxistes, chrétiens et musulmans, tous invités à débattre. Le Centre d'études de l'Unité arabe (CEUA), qui lui est rattaché, organise des colloques et propose des solutions concrètes à des questions telles que : « Comment faire la démocratie dans le monde arabe ? » L’objectif est d’adapter la démocratie aux réalités diverses du monde arabe, un défi devant lequel les États-Unis par exemple ont largement échoué.
On pourrait presque s’attendre à ce que les Occidentaux applaudissent cette prouesse intellectuelle, digne de ces élans romantiques exaltant l’âme unique de chaque peuple. Ne laisserait-on pas volontiers les Arabes clamer « !أمتي » (“Ma Ummah”) comme les Italiens s’écriaient « Patria Mia » ou les Argentins « ¡Viva la Patria ! » ?
Mais le littératurisme, cette sacralisation de la forme littéraire au détriment de toute autre préoccupation, est bien souvent dépassé par les intérêts. Les menaces sont nombreuses : selon Zyad Hafez, par exemple, l’intérêt même d’Israël résiderait dans « la désintégration de la région arabe pour mieux asseoir ses propres ambitions hégémoniques. » Une région, rappelons-le, délimitée non par des cartographes neutres, mais par des diplomates guidés par les intérêts européens, impériaux et stratégiques. Michel ‘Aflaq souligne d’ailleurs que le colonialisme européen est directement responsable de cette division « artificielle et provisoire » du monde arabe ; il ajoute qu’une volonté claire existait : « détruire l’espoir d’unité des Arabes. » Le nationalisme arabe devient donc dangereux car il remettrait en cause la légitimité même de ce découpage et l’influence qui en découle.
Les raisons d’inquiétude ne manquent pas. Qui imaginerait une seule seconde un nouvel épisode de l’embargo pétrolier de 1973, où une coordination pleine et entière des pays arabes ferait de cette menace une réalité ? Répétée, la situation de 1973 deviendrait un état de fait, un cauchemar pour quiconque tient à préserver son hégémonie économique.
Le nationalisme arabe n’est donc pas exactement le mouvement le plus accommodant pour l’hégémonie occidentale : il s’est bâti en grande partie sur sa critique. « La souffrance en commun unit plus que la joie », écrivait Ernest Renan, écrivain français du XIXème siècle. Cet ennemi est mobilisé à travers le temps pour forger un sentiment d’appartenance et de lutte commune. Dans les cas extrêmes, l’exemple du nazisme illustre cette dynamique : Hitler érigeait le ‘Juif’ en source absolue de tous les maux, tout comme l’immigré italien avait été désigné bouc émissaire dans la France du début du XXᵉ siècle.
Cependant, Zyad Hafez précise un point essentiel : l’ennemi du nationalisme arabe est l’impérialisme, pas l’Occident en tant que civilisation. L’opposition vise d’abord les anciennes puissances coloniales (France, Grande-Bretagne), puis plus récemment les intérêts des États-Unis, ainsi que la menace que représente l’État d’Israël. » Autrement dit, la confrontation repose sur une relation de domination, d’occupation et d’agression, jamais sur une haine de ‘l’Occidental’ ou du ‘Juif’ en soi.
Cette conscience arabe, en plus d’être un projet politique visant à protéger la région contre les rapports de force occidentaux, se veut aussi une réponse existentielle. En 1939, Constantin Zureik publie La Mission arabe, où il affirme que chaque Nation contribue à la civilisation mondiale en apportant un message particulier. Dans cette perspective, l’unité arabe redonnerait aux peuples une fierté brisée par la colonisation et leur permettrait de retrouver le rôle qu’ils occupaient autrefois dans l’histoire (transmission des savoirs antiques, avancées scientifiques majeures…). Le sentiment d’union deviendrait ainsi un antidote à un mal-être profondément ancré : celui de l’humiliation née de l’agression, de la spoliation, du mépris.
Les limites internes du projet nationaliste
Cependant, certains aspects du nationalisme arabe porté par Gamal Abdel Nasser et Sati’ al-Husri présentent des limites, des contradictions, parfois des visions trop simplistes. Elias Murqus, intellectuel et écrivain syrien, souligne par exemple que lorsqu’ils dénoncent la ‘parcellisation’ imposée par le colonialisme européen, ils placent sur le même plan l’Égypte (dotée d’une histoire plurimillénaire) et la Transjordanie, création politique récente. Deuxième erreur : nier purement et simplement l’existence politique des nations issues de Sykes-Picot, accords secrets signés entre la France et le Royaume-Uni en 1916 pour décider du découpage du Proche-Orient à la fin de la guerre. En procédant ainsi, les nationalistes arabes de l’époque se sont coupés de la réalité concrète : ils ont ignoré l’émergence de nouvelles institutions, le développement d’intérêts propres à ces États, et surtout les nouveaux sentiments d’appartenance nationale qui s’y formaient.
Quoi qu’il en soit, les points de vue sur le nationalisme arabe, ou plus largement sur les différents mouvements arabes, qu’ils reposent sur la religion, la nation, la lutte contre la dictature ou l’impérialisme, continuent d’alimenter des débats houleux et complexes dans le monde occidental.
Si les questions liées au panarabisme semblent s’être effacées derrière le nouvel enjeu majeur du XXIᵉ siècle qu’est l’islamisme, la volonté de « civiliser » cette partie du monde, elle, n’a pas disparu. Et le monde arabe n’est pas le seul concerné : l’Afrique devient elle aussi le terrain d’un débat semblable.
Qui sait, peut-être que Donald Trump, à la manière d’un Saint-Simon moderne, aurait croisé en songe John O’Sullivan, le père de la « Destinée manifeste ». Ce dernier l’aurait investi d’une nouvelle mission civilisatrice indispensable au XXIᵉ siècle : celle de devenir le missionnaire attitré des chrétiens d’Afrique, présentés comme ayant désormais besoin de la protection de ‘ l’Élu de Dieu’.
Source: Hossam el-Hamalawy, flickr, Leave You Agent of the Americans!
