
Lubin Parisien
April
« C’est l’écrivain communiste italien Gramsci qui écrit: les victoires idéologiques précèdent les victoires électorales » déclare Jean-Marie Le Pen le 1er mai 2007. La nécessité de gagner la bataille des idées est devenue une banalité des commentaires politiques notamment quand il s’agit d’expliquer la prééminence des thèmes de l’extrême-droite pour diffuser son racisme. Antonio Gramsci serait le créateur de cette vulgate des idées.Â
Antonio Gramsci est pourtant un homme politique et un intellectuel qui peut nourrir d’une façon singulièrement plus heureuse la gauche et son projet émancipateur dans un contexte de montée de l’extrême-droite. Antonio Gramsci est un penseur de cette adversité, mais surtout de la stratégie pour changer en profondeur la société.
De Turin à Moscou, un communiste original
Né à Ales en Sardaigne en 1891, Antonio Gramsci « appartient à une famille de petits fonctionnaires ruinés » rapporte Hugues Portelli dans l’article consacré à Gramsci dans l’encyclopédie Universalis. La révolution russe de 1917 est un tournant pour Gramsci car elle suscite dans toute l’Europe des événements que certains ont cru pouvoir être le prélude de la révolution du prolétariat tant attendue. Dans le Nord industriel de l’Italie—à Turin notamment—commence le Biennio rosso, une période d’instabilité après la Première Guerre mondiale où les mouvements ouvriers s’organisent pour demander des droits, et font des grèves et des occupations pour reprendre le contrôle de la production.
A Turin, Gramsci est le grand défenseur des conseils ouvriers et du conseillisme avec son journal Ordine Nuovo, ce qui consiste en la reprise en main de l’appareil de production par les travailleurs qui décident collectivement de l’allocation des fruits du travail sans le corporatisme syndical dont Gramsci se méfiait. Le Parti socialiste italien (PSI) ne soutient pas l’expérience qui échoue à terme et la rupture est consommée en 1921 avec la fondation du Parti communiste italien (PCI) par Bordiga et Gramsci notamment.Â
Le moment du Biennio rosso est perçu par Antonio Gramsci comme précédant soit la révolution soit un moment réactionnaire particulièrement violent: Gramsci prend très vite conscience du danger du fascisme de Mussolini qui monte auprès des élites désireuses du retour à l’ordre ancien grâce à la violence des chemises noires. De fait, après la Marche sur Rome des fascistes et l’accord entre les élites libérales et Mussolini, le PCI est interdit en 1923 et devient clandestin, les arrestations sont nombreuses et Gramsci est menacé. Il bénéficie du soutien de Moscou malgré des divergences progressives de fond, notamment au vu de la bureaucratisation du régime bolchevique.
Arrêté et écroué, Gramsci ne peut que constater avec dégoût le tournant encore plus autoritariste et rigide de l’URSS de Staline—même s’il l’avait soutenu face à Trotsky. C’est en prison qu’il écrit ses Quaderni, ses Cahiers de prison où il fait le bilan du début des années 1920 en en tirant les leçons pour le mouvement communiste.Â
Quatre jours après être sorti de prison, Antonio Gramsci meurt en 1937 suite à ses mauvaises conditions de détention. Le procureur fasciste ayant envoyé Gramsci en prison voulait « empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans » a donné à son insu du temps à Gramsci pour approfondir une pensée qui n’a pas perdu de sa pertinence.
Où est l’hégémonie ?
L’idée gramscienne la plus connue est sans doute celle d’hégémonie culturelle, mais, c’est sans doute, aussi son idée la plus manipulée par l’extrême-droite. Il ne s’agit pas en effet d’un matraquage idéologique afin d’imposer partout sa ‘conception du monde.’, Ll’hégémonie résulte plutôt d’une guerre politique de position où il s’agit de rendre commun sa ‘conception du monde’ dans tous les lieux et instances de la vie sociale: dans l’entreprise et la politique, mais aussi dans les associations.Â
En effet, la présence en Europe de l’Ouest d’une forte société civile avec ses Églises et ses Å“uvres de charité nécessite un travail plus patient pour les révolutionnaires occidentaux que pour les Russes. Dans un article du Monde diplomatique, Razmig Keucheyan explique que pour Gramsci, la société civile « détient une part importante de la somme totale du pouvoir, si bien qu’il ne suffit pas de s’emparer de l’Etat. » Pour résumer, les bonnes Å“uvres, au lieu d’afficher la fausse bienveillance des bourgeois, devraient dénoncer en parallèle de leurs activités les méfaits de ces bourgeois qui rendent la charité nécessaire.Â
Nicolas Truong dans un article du Monde précise bien que l’idée d’hégémonie dans les mouvements communistes recouvrent concrètement et principalement « l’alliance des classes paysannes et ouvrières sous l’égide du prolétariat. » Gramsci a justement beaucoup travaillé sur la question dite méridionale, c’est-à -dire l’inclusion des paysans pauvres du Sud de l’Italie dans la lutte des ouvriers du Nord du pays. Ce n’est donc pas forcément la voie express vers le totalitarisme malgré la connotation du mot hégémonie.Â
L’hégémonie est avant tout un travail de « persua[sion] permanente » où il faut susciter le consentement de la société en faisant émerger un « sens commun » réellement émancipateur. Pour cela, il ne faut pas partir de zéro mais plutôt s’appuyer sur les opinions banales du moment pour les canaliser et en extirper la dimension aliénante. Jean-Claude Zancarini, qui a beaucoup écrit sur Antonio Gramsci, résume l’idée en ces termes « le prolétariat, pour être hégémonique, doit se comporter en classe dirigeante, (qui montre le chemin, la direction à suivre,) et non en classe dominante qui impose ses points de vue. » Ce n’est pas un matraquage, car il y a une exigence de souplesse que doit satisfaire le mouvement révolutionnaire cherchant son succès: il ne faut pas imposer une idéologie préconçue.Â
Gramsci applique cette grille de lecture pour analyser l’échec du Biennio rosso. La situation des capitalistes est chancelante mais les partis communistes et socialistes échouent car, selon Gramsci, ils ont méprisé la spontanéité populaire et ont laissé le mouvement couler entre leurs doigts. En face, la bourgeoisie s’abandonne aux fascistes, c’est-à -dire, toujours selon Gramsci, qu’elle renonce à être la « classe dirigeante » pour rester la « classe dominante » grâce à la propriété des moyens de production. Pour gagner la guerre de position, Mussolini incorpore les ouvriers dans le fascisme dans des corporations et des mouvements de jeunesse; c’est ainsi qu’il avance ses positions et garantit son hégémonie.
Il y a quelque chose d’assez autoritaire dans la vision de l’action pré-révolutionnaire de Gramsci dans la mesure où les intellectuels doivent transformer le ‘sens commun’ pour le rendre émancipateur. Gramsci a conscience de ce biais en promouvant un rapport entre ces intellectuels et les ouvriers différent de celui entre le professeur et l’élève, il propose quelque chose de plus horizontal où, selon une comparaison revenant souvent, les intellectuels sont comme Machiavel conseillant le prince qu’est le prolétariat.Â
Dans un entretien accordé à L’Humanité, Jean-Claude Zancarini affirme que « le parti bolchevique [tel que conçu par Gramsci] est un parti de révolutionnaires professionnels. Le parti, selon Gramsci, se situe entre la spontanéité des masses et le travail politique. » Il ne faut donc pas de coupures avec la base et la politique demeure une pratique nourrie par la réflexivité—et non pas une pratique justifiée après coup par une idéologie forcément implacable comme en URSS. Et de fait, c’est seulement dans les geôles de Mussolini que Gramsci se décide enfin à se distancer effectivement du bolchevisme Staliniste.Â
Gramsci n’est pas mort
On ne peut pas nier la liberté intellectuelle dont Gramsci a su se saisir face au PSI et même vis-à -vis d’une IIIème Internationale à laquelle il s’est pourtant rallié. Aujourd’hui, la complexité de sa pensée que nous avons effleuré est souvent réduite à une vague conquête—idée en soi problématique et peu gramscienne—du pouvoir par les idées—comme si les idées avaient une force en soi à laquelle Gramsci n’a jamais cru. Pourtant, la gauche, si elle veut être ambitieuse, ferait bien de relire Gramsci sans passer par l’intermédiaire de Jean-Marie Le Pen pour en retenir trois leçons.Â
D’abord, il faut retenir de Gramsci l’idée d’une guerre de position. L, la victoire ne passe par l’acceptation de la tiédeur de la société face à un changement radical et par la modération de son propos mais plutôt par la diffusion de ses idées dans le ‘sens commun,’ en s’appuyant sur les structures en place pour faire ce changement radical. Les soutiens du mouvement #metoo, en manifestant, en communiquant sur les réseaux sociaux ou en utilisant des tribunaux connus pour leur mansuétude face aux délits et crimes sexistes, ont utilisé les méthodes et les canaux déjà existants pour insuffler dans l’espace publique et privé un souffle émancipateur pour les femmes, qui reste certes chancelant face aux attaques réactionnaires. A l’inverse, le naufrage électoral du mandat social-libéral du Président Hollande entre 2012 et 2017 où le PS a courtisé le patronat illustre l’inanité et l’inefficacité d’une volonté de recentrage politique au prix du mépris de la défense des intérêts des travailleurs.
La seconde leçon consiste à ne pas délaisser le travail de fond idéologique que doit effectuer une gauche qui se veut ambitieuse, notamment en posant la question du système économique et en réfléchissant aux alternatives. Le travail des intellectuels est conçu par Gramsci comme une condition pour l’élévation des travailleurs et leur transformation en une classe dirigeante—et non pas dominante comme nous l’avons déjà fait remarquer. Le plein exercice de la démocratie par tous les citoyens devrait donc passer avant par ce moment de réflexion sur tous les espaces échappant à cette démocratie, en premier lieu l’entreprise et le travail.Â
Enfin, Antonio Gramsci a une conception « jacobine » du parti qui doit mener la révolution, le parti reste une ‘centrale’ pour coordonner et ordonner tout le mouvement social. Avant de réfléchir à un parti unique pour la gauche, il faut plutôt retenir la nécessité de l’union des gauches dont le NFP est le dernier rejeton. La réflexion gramscienne sur le lien à nouer entre les paysans méridionaux et ouvriers du Nord rappelle la difficulté contemporaine à concrétiser la convergence des luttes en une seule lutte commune. L’unité est le problème majeur dans le parcours de Gramsci, notamment dans le rapport entre intellectuels et ouvriers en évitant que les premiers aient un ascendant sur les seconds. La division artificielle entre le social et le sociétal, ou les élucubrations de Fabien Roussel sur le racisme anti-blanc, menacent ainsi la cohérence du combat politique émancipateur que doit porter la gauche en acceptant le cadrage et le ‘sens commun’ faisant le lit au mieux des libéraux, au pire des vrais racistes.
La pensée de Gramsci n’a rien d’une abstraite bataille des idées. , Iil s’agit tout au contraire de permettre la réalisation effective de la révolution et de l’émancipation en balisant son parcours. Aujourd’hui, plus que la vieille révolution prolétarienne dont on connaît les dérives possibles—c’est un euphémisme—il faut retenir de Gramsci son souci de préparer le changement radical. Face aux arcs et autres figures géométriques républicaines, il faut construire concrètement une liberté pour tous, une égalité effective et une fraternité non-négociable et faire avancer partout où on le peut ces boussoles morales et politiques, sans craindre de reprendre la société à ceux qui jouissent de son iniquité et s’inquiètent à juste titre pour leurs positions et leurs privilèges.
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