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L’histoire de Sanaa ou l’insoutenable légèreté des jugements au Maroc

By Layla Hammouda

L’absence totale de fardeau fait que l’être humain devient plus léger que l’air, et qu’il s’envole, qu’il s’éloigne de la terre, de l’être terrestre, qu’il n’est plus qu'à demi réel et que ses mouvements sont aussi libres qu’insignifiants” écrit Milan Kundera dans l’Insoutenable légèreté de l’être. C’est avec cette “insoutenable légèreté” que Soumaya Naamane définit le jugement declaré ce 20 mars pour les trois hommes auteurs du viol d’une fillette de 11 ans, condamnés à des peines qui atteignent peniblement les deux ans de prison. 


Elle s’appelle Sanaa et est originaire du discret village marocain de Tiflet. Ces dernières semaines, le petit Tiflet a fait les gros titres, de par l'hystérie qui a entouré l’histoire de Sanaa. Mais le récit de la fillette n’a pas fait qu’indigner, il a également fait écho. Il a fait écho à Amina Filali, qui s’était suicidée après avoir été forcée à épouser son violeur qui échappa aux poursuites par le biais de ce mariage. Cette histoire fit écho au drame de Khadija violée à 16 ans, s’immolant par le feu après que ses huit agresseurs innocentés par la justice sont venus à nouveau la menacer. Le récit de Sanaa fait écho à l’insoutenable légèreté des verdicts offerts par l’appareil judiciaire marocain aux femmes qui portent sur elles d’insoutenables fardeaux. 


“Aussi libres qu’insignifiants” écrit Kundera.  La liberté conférée aux juges par le pouvoir discrétionnaire du tribunal prend toute son insignifiance lorsque la formation décide d’accorder de conséquentes circonstances atténuantes aux trois bourreaux de Sanaa. Selon le Code Pénal marocain, la peine encourru pour un tel viol devrait se situer entre 10 et 20 ans de prison. Cependant eu égard à la legereté des qualifications employés lors du procès, on parle non pas de viol mais de “detournement de mineure” et “d’attentat à la pudeur sur mineure avec violence”, les textes de lois prennent inévitablement une allure d’insignifiance. A cela s’ajoute les précédemment évoquées circonstances atténuantes stipulant qu’au regard des “conditions sociales de chacun d'entre eux et à l'absence d'antécédents judiciaires; et parce que la peine prévue légalement est dure au regard des faits incriminés”, leur peine devrait être amoindrie. 


Les indicateurs montrent pourtant des avancées significatives en matière de statut des femmes au Maroc. Que ce soit la réforme du Code de la famille en 2004 ou l’inscription de l’égalité hommes femmes dans la constitution de 2011, la tendance laissait à croire que l’heure était pour les institutions marocaines d’enfin assumer leur “insoutenable responsabilité”. Mais c’est un tel traitement juridique réservé à des femmes, des filles comme Sanaa, qui font enfiler à ces avancées le vêtement de l’insignifiance. Stephanie William de Mobilising for Rights Associates, analyse justement l’origine du problème: “Il y a un réel problème de procédure pénale: le code pénal marocain laisse l’entière appréciation aux juges de faire bénéficier les coupables de circonstances atténuantes avec pour effet de réduire les peines applicables voire de ne pas les appliquer. Cela leur laisse toute latitude pour fonder leurs décisions sur des stéréotypes sexistes.” C’est alors la légèreté dont est imbibée l’articulation de ces progrès qui fait verser toute les mobilisations, plaidoiries et mouvements des femmes marocaines dans le demi reel, le théorique, et encore une fois l’insignifiance. Car on peut s’acharner à changer les textes, mais comment s’assurer de leur application dans l’esprit et la lettre ? 



Depuis 1 an, Sanaa est mère d’un enfant dont le père est l’un des trois accusés. Sanaa porte alors à tout jamais l’insoutenable fardeau symbolisant son drame. Un fardeau qui doit être basculé instamment du côté des bourreaux aux moyen d’une procédure pénale qui prend toute la mesure de la situation et qui applique de manière stricte les sanctions qui s’imposent. Cette justice serait alors gardienne du monde de “l'éternel retour”, celui que Kundera oppose au monde de l’insoutenable légèreté. 


Dans ce monde, “chaque geste porte le poids d’une insoutenable responsabilité”, une responsabilité dont n’a pas su faire preuve la procédure pénale actuelle qui s’est distinguée par la légèreté de son prononcé. 


Milan finit par écrire :“le plus lourd fardeau est en même temps l’image du plus intense accomplissement vital”. Ainsi, alourdir nos jugements d’une telle responsabilité, les faire basculer dans le monde de l’eternel retour au même titre que les victimes serait un signe de réel, une lueur d’espoir profondément humaine mais surtout nécessaire face aux inlassables redoublements de vie des femmes marocaines. La récente mobilisation des femmes marocaines a abouti à un recours devant la Cour d’Appel de Rabat pour l’affaire de Sanaa. Le procès aura lieu jeudi 13 avril, on ne peut qu'espérer un verdict défait de toute forme de légèreté. 


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