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Le silence de la foule : comprendre l'effet spectateur

Elsa Uzan

September 26, 2025

Une rue commerçante bondée, un cri de détresse surgit. Pourtant, personne ne réagit. Cette situation hypothétique avec des comportements à première vue impensables est une réalité bien plus répandue que l'on ne le croit. 


Cela est causé par l'effet spectateur, un effet psychologique qui pousse les spectateurs d'une situation nécessitant une aide extérieure à ne pas agir. Ce phénomène est provoqué par le nombre important de témoins, de spectateurs de la scène. L'effet est théorisé par deux psychologues sociaux américains, John Darley et Bibb Latané, à la fin des années 1960, en utilisant le cas de Kitty Genovese pour proposer leur concept.


Catherine dite « Kitty » Genovese est une jeune femme de 28 ans employée dans un restaurant new-yorkais. Le 13 mars 1964, alors qu’elle rentre à son domicile situé dans le Queens après son service, elle réalise que quelqu'un la suit. Elle se dirige alors vers une borne d’urgence pour alerter les autorités. L’inconnu la rattrape et la poignarde de deux coups de couteau. Kitty hurle de douleur, un voisin crie par la fenêtre et  l'agresseur prend la fuite. La jeune femme agonise pendant d’interminables minutes, réveillant plusieurs habitants du quartier. Personne ne lui vient en aide: elle arrive tant bien que mal à se déplacer dans un hall d’immeuble. L'agresseur revient pour la liquider: de neuf coups de couteaux, il lacère sa poitrine et son estomac. Il la viole et lui dérobe tous ses effets personnels. Les secours arrivent finalement trop tard : Kitty Genovese a déjà succombé à ses blessures.


Ce qui est frappant et symptomatique dans cette affaire, c'est l’indifférence totale dans laquelle Kitty Genovese est décédée. La police fait état de 38 témoins directs ou indirects, de la détresse et l’agonie de la jeune femme. Témoins qui n’ont bien évidemment à aucun moment porté secours à la jeune femme. Certains affirment à l’instar de Catherine Pelonero, journaliste que “C'est un nombre aléatoire. Des gens ont sûrement vu des choses et ont refusé de le dire. Le chiffre de trente-huit est sûrement plus élevé en réalité.” En effet, ce chiffre a été déterminé de manière entièrement arbitraire et sous-estimerait le nombre avéré de témoins. Cette affaire a permis, outre la conceptualisation de l’effet spectateur en 1968, l’accélération de la mise en place du 911 à la fin de la décennie—un numéro unique qui permet d’alerter les secours et les autorités. 


Les psychologues sociaux vont ainsi essayer de déterminer ce qui cause cette inaction totale des témoins dans une situation nécessitant pourtant une intervention immédiate. John Darley et Bibb Latané distinguent trois processus différents qui expliquent cette absence d’aide. Le premier est l’influence sociale: dans des situations ambiguës, le spectateur va tout d’abord observer les réactions des autres témoins afin de décider s’il a bien compris celle-ci. Cela résulte en une inaction—au moins pendant un certain temps—qui peut se poursuivre en cas de multiplication de ce comportement. 


Le second processus à l'œuvre est celui de l’appréhension de l’évaluation: le spectateur va, à l’échelle individuelle, prendre le risque de se tromper devant les autres témoins. Ce risque s’accompagne d’une crainte importante du jugement que les autres portent sur notre propre comportement. Cela entraîne ainsi une inaction du spectateur, l’appréhension du regard des autres prenant le pas sur la volonté de prendre un risque et donc d’aider la personne victime de la situation. 


Enfin Darley et Latané mettent en avant un troisième élément, celui de la diffusion de la responsabilité: dans une situation où il n’y a qu’un seul témoin, l'individu se sent en quelque sorte obligé d’agir étant donné qu’il est le seul à pouvoir le faire. Toutefois lorsque le nombre de témoins augmente, une dilution de la responsabilité se met en place: le spectateur se demande ainsi pourquoi devrait-il être le ou la seul(e) à agir ? On assiste à une forte répartition de la responsabilité dès que le spectateur est conscient de la présence d’autres témoins: l’inaction devient ainsi l’option privilégiée. 


L’effet spectateur est un phénomène qui a été constaté de nombreuses fois depuis sa théorisation en 1968. Le meurtre d’Iryna Zarutska fin août 2025, une jeune réfugiée ukrainienne à Charlotte, une ville de la côte Est des États Unis en est un exemple. Dans le métro la jeune femme s’installe en face d’un siège occupé par un homme. Ce dernier se lève brusquement, poignarde Iryna et sort de la rame. Elle perd connaissance et s'écroule sur elle-même. La jeune femme décède alors en l’espace de quelques minutes. Les autres passagers semblent indifférents au sort de la jeune fille: il faudra attendre plus d’une minute pour que quelqu’un aille la voir. Malgré l'identification il y a près de 50 ans du phénomène, il demeure bien présent dans nos sociétés.


Une question demeure: est-il possible de lutter de quelque manière que ce soit contre cet effet ? Peut-il tout du moins être atténué ? Il existe plusieurs situations où l’effet spectateur ne rentre pas en jeu. Tout d’abord, les spectateurs peuvent agir lorsqu’ils se sentent concernés par les conséquences de la situation ou l’action elle-même. Cela a pu être mis en évidence avec l’expérience de l’escabeau: une chercheuse se blessait en tombant d’un escabeau. Une seule exception demeure avec ce test: les élèves infirmières intervenaient de manière constante, qu'elles soient seules ou en groupe. Leur formation leur permettait donc d’intervenir sans subir les processus habituellement à l'œuvre avec l’effet spectateur. Le phénomène peut également être atténué lorsque les individus sont amis, l’appréhension de l’évaluation est moins forte et permet aux témoins d’intervenir, non pas à une échelle individuelle mais en tant que groupe.


L’effet spectateur est donc un problème social contre lequel il faut lutter en citoyens informés. La sensibilisation est le premier pas à faire pour atténuer les effets nocifs du phénomène. Elle passe tout d'abord par un effort personnel de documentation sur des articles de recherche (notamment celui de Bibb et de Latané). Des actions concrètes peuvent être également envisagées comme des cours de premier secours, ou des campagnes de sensibilisation. S' informer ne se réduit pas à une pratique passive mais aussi à une pratique active de la vie quotidienne. Faire le premier pas vers la victime devient dans ce sens un réflexe: cela permet non seulement d’apporter une aide immédiate, mais aussi de réduire voire d’éliminer le phénomène. 


Photo Source: Pedro Fait de La Photo, Flickr

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