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Liban, la prochaine « République des ONG » ?

Christy Ghosn

Selon la Banque Mondiale, « la crise économique libanaise représente l’un des dix, voire des trois effondrements économiques les plus graves que le monde ait connus depuis 1850 »


Entre un PIB du pays qui chute, en passant de 52 milliards de dollars en 2019 à seulement 21,8 milliards de dollars en 2021, et une dépréciation de la livre libanaise de 211% par rapport au dollar, la situation libanaise a laissé une grande partie de la population plongée dans la détresse économique, tandis que loin des ruines, dans les bars animés de Gemmayzeh, ou encore aux soirées chics sur les plages de Batroun, une élite privilégiée continuer de baigner dans l’opulence. 


Le constat est amer: dix pour cent de la population détient plus de 70% des richesses. Cette situation humanitaire n'est pas causée par une guerre ou une catastrophe naturelle, mais bien par l'indifférence de la caste politique corrompue au pouvoir. Dans ce contexte, les donateurs et les ONG jouent un rôle crucial dans la lutte contre les inégalités socio-économiques et la reconstruction du pays suite à l'inefficacité et la défaillance de l’Etat. Cependant, leur omniprésence soulève des questions fondamentales: La délégation totale de la reconstruction libanaise aux ONG constitue-t-elle un scénario viable? Les ONG devraient-elle réellement écarter la classe politique libanaise? Le Liban devrait-il basculer vers une « République des ONG  » afin de lutter contre sa crise et l’aggravation de ses inégalités? 


Des inégalités socio-économiques persistantes… 


Avec un indice Gini de 50.7 en 2017, le pays se classe parmi les plus inégalitaires au monde en termes de répartition de la richesse; des inégalités renforcées notamment depuis la crise économique. Ces inégalités s’observent dans de multiples secteurs. Par exemple, la perte de revenus a fortement affecté l’accès à une éducation de qualité et a ainsi anéanti la capacité de nombreux parents à envoyer leurs enfants dans les écoles de leur choix, en particulier privées. Résultat: les inscriptions dans les écoles publiques sont passées d’environ 30% à 47% à  l’échelle nationale en 2018-2019. Or, la qualité de l’enseignement public est extrêmement faible et les écoles publiques sont au bord de l'effondrement. En 2020, moins de deux pour cent du PIB du pays a été consacré à l’éducation, alors que le minimum recommandé est de quatre à six pour cent. Le cas de l'éducation n’est qu’un cas parmi tant d’autres;  il en est de même pour le secteur de la santé par exemple. Environ 44 % de la population libanaise ne dispose d’aucune forme d’assurance maladie. 


Des ONG efficaces pour pallier à la défaillance de l’Etat 


Classé en 2023 au 149e rang sur les 180 pays étudiés par l'indice de perception de la corruption de Transparency International, le Liban a non seulement perdu la confiance de ses citoyens mais aussi celle des bailleurs de fonds internationaux. Comment accorder la reconstruction du Liban à un Etat corrompu, qui profiterait de cette reconstruction pour s’enrichir davantage? Pire encore, comment l’Etat ferait-il pour mener cette reconstruction alors qu’il ne dispose même pas des fonds nécessaires et croule sous une dette publique qui représentait 181% du PIB en 2021 et 280% du PIB en 2022? L’Etat libanais s’effondre ainsi progressivement…Or, qu'elles soient internationales ou locales, les ONG sont les seules à intervenir et tenir à bout de bras le pays, noyé dans une crise économique et sociale. Après l’explosion du port de Beyrouth notamment, elles ont joué les tout premiers rôles alors que l’Etat était aux abonnés absents. 

En effet,  les ONG sont souvent obligées de combler les lacunes du secteur public: c’est le cas de Rebirth Beirut, qui, en allumant 105 rues, neuf avenues, quatre places, et deux escaliers, ainsi qu'en rétablissant les feux tricolores, a redonné vie aux quartiers de la capitale libanaise après plusieurs années d'obscurité, et a apporté une solution concrète à un problème crucial. 


Une solution insuffisante 


Même si les ONG semblent efficaces pour pallier aux défaillances de l’Etat, force est de constater que leurs actions posent des questions en termes de légitimité et de transparence. En effet, le paysage des ONG au Liban est hétérogène, de nombreuses associations étant directement ou indirectement affiliées à des partis politiques et/ou à des communautés religieuses. Une étude du Beirut Urban Lab a examiné les cas de 135 acteurs locaux et internationaux qui ont participé aux efforts de secours post-explosion. Résultat: 39% d’entre eux ont des affiliations religieuses et/ou politiques, tandis que les 61% restants se définissent comme indépendants. Ces types d’organisations sont ainsi susceptibles de baser la distribution de l’aide sur certains profils au lieu de proposer une aide inclusive. Il est par ailleurs difficile d'étudier la manière dont les dons reçus sont utilisés par les ONG suite au secret bancaire qui empêche toute autorité de vérifier les comptes d'une association. 


Plus inquiétant encore pour l’avenir: en juin 2021, l’agence de presse Reuters a révélé que sur 1,5 milliard de dollars injectés dans l’humanitaire au Liban en 2020, au moins 250 millions avaient été « avalés » par les banques du pays. Cette disparition est attribuée à la conversion des dollars en livres libanaises par les établissements bancaires, qui auraient appliqué un taux de change peu avantageux par rapport au taux du marché noir, constituant ainsi une perte significative de ressources pour l'aide humanitaire. Dans ce contexte, il est alors clair que le Liban ne peut pas se reposer uniquement sur les ONG pour sa reconstruction. 


Un partenariat nécessaire entre les ONG et l’Etat libanais 


Il en découle que l’aide, essentielle des ONG, n'est efficace qu’à court terme. Il s'agit alors de trouver des solutions à moyen et long terme. En effet, à court terme, recevoir l’aide des ONG dans le cadre d’un mécanisme transparent et correctement contrôlé semble être le seul moyen d’apporter une réponse relativement rapide au bénéfice des plus précaires. Cependant, pour la reconstruction et le relèvement à moyen et long terme, il serait nécessaire d'impliquer le gouvernement libanais et d’adopter un cadre de partenariat qui rassemble les différents acteurs pour la création d’un système solide et pérenne. Une quasi-saturation d'ONG au Liban pourrait s'avérer contre-productive car elle dédouane l'État de toutes ses responsabilités. Cette délégation totale des ONG pourrait ainsi saper toute véritable possibilité d'émergence de collectifs politiques capables de prendre leurs  affaires en main. Il faut à tout prix entreprendre les efforts visant à sauver la sphère publique pour s’engager lentement, mais sûrement, vers la reconstruction d'un État pour ensuite reconstruire un pays.

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