
By Amalia Heide
March 30, 2024
Ayant vécu toute mon enfance en Argentine, je n'avais jamais entendu l'expression « les Américains » pour désigner les ressortissants des Etats-Unis jusqu'à mon arrivée à Sciences Po. Je pense que cet usage particulier de l’ethnonyme a été l'un des chocs culturels les plus importants que j'ai vécus en France. Ce qui m'a le plus surpris, cependant, c'est de découvrir que même les professeurs et les universitaires se réfèrent aux États-Unis en tant qu'« Amérique » et aux États-uniens en tant qu'« américains ». Cette expérience, si troublante et étrangère à mes oreilles, m'a amené à réfléchir profondément à l'importance des nomenclatures dans les identités collectives.
Je précise que je ne cherche pas, dans cet article, à porter un jugement de valeur sur les citoyens états-uniens qui utilisent le terme « américain » pour désigner leur identité nationale. Je comprends qu'il s'agit d'une coutume, d'un processus d'apprentissage social qui est souvent dénué de toute malveillance à l'égard des habitants du continent. Au contraire, mon intention est d'offrir une perspective alternative à l'approche prédominante sur les campus en explorant la compréhension de ce phénomène d'attribution d'identité.
Pour réfléchir à cette question, je trouve intéressant de commencer par comprendre l'importance des mots. Comme le dit Locke, « les mots sont les signes des idées ». Les idées sont des représentations mentales qui dépendent dans une certaine mesure de la subjectivité de l'individu. Par conséquent, les mots sont les symboles de notre subjectivité. En ce sens, les mots ne DESIGNENT pas de manière neutre mais SIGNIFIENT.
L'exemple de l'utilisation des ethnonymes « Palestine » et « Israël » est illustratif. Il ne s'agit pas de noms propres neutres, bien qu'ils désignent parfois la même zone géographique. Leurs significations diffèrent, impliquant des tensions socio-économiques et politiques. Dans ce cas, les tensions sont évidentes, je n'ai pas besoin de les expliciter. Elles ne sont pas aussi évidentes dans le cas qui nous intéresse ici :
Qu'implique l'utilisation de l'ethnonyme "Amérique" pour désigner l'État-nation des États-Unis d'Amérique ?
Tout d'abord, le double usage du mot "américain" pour désigner les habitants d'un État et les habitants d'un continent pose des problèmes concernant l'identification : à laquelle des deux entités faisons-nous référence dans son utilisation ? Le mot perd ainsi sa fonction principale de désignation et de repérage. C'est pourquoi la Real Academia Española, l'équivalent de l'Académie française, préconise d' « éviter l'emploi d'Américain pour désigner exclusivement les habitants des États-Unis, emploi abusif (...) Il ne faut pas oublier que l'Amérique est le nom du continent tout entier, et que tous ceux qui y vivent sont des Américains. »
Cependant, cette confusion entre l'État-nation et le continent ne peut être interprétée UNIQUEMENT comme la conséquence d'un abus de langage. La langue, outil fondamental d'expression et de communication des idées, reflète les perceptions et les conceptions qu'une société a d'elle-même et de sa relation au monde qui l'entoure. Quelle est la relation entre les Etats-Unis et le continent en termes d'identité ?
La création de l'État-nation implique la définition d'un territoire administratif fixe. Depuis la déclaration d'indépendance, l'aire géographique des États-Unis d'Amérique s'est progressivement étendue sur un demi-siècle. Cet prolongation de la frontière vers l'ouest est une première manifestation de ce que les treize premières colonies envisageaient pour les États-Unis : un État expansionniste ayant pour but « d'accroître sa domination économique et politique dans un autre espace géographique » (définition du terme "expansionnisme"). C'est une première indication du rapport des Étasuniens au continent américain : en réalité, il n'y avait pas de démarcation nette, permanente et définie entre les deux entités, puisque les frontières n'étaient pas figées et la volonté politique était qu'elles ne soient pas immuables dès sa fondation.
De même, le colonialisme d'outre-mer initié par les États-Unis confirme et approfondit cette ligne de distinction opaque entre l' « Amérique » en tant que continent et en tant qu'État-nation. En effet, après la guerre avec l'Espagne sur le territoire cubain en 1898, les États-Unis ont non seulement annexé les colonies espagnoles des Philippines, de Porto Rico et de Guam, mais aussi les territoires non espagnols d'Hawaï et des Samoa américaines.
En outre, nous pouvons observer sur la deuxième carte comment les États-Unis sont intervenus dans les autres pays souverains du continent américain au cours du 20e siècle. Si l'expansion directe par l'annexion de territoires est une forme évidente d'expansionnisme, l'interventionnisme est une stratégie plus subtile mais tout aussi efficace pour étendre la portée de l’influence de l'Etat-nation états-unien.
Ayant une politique expansionniste depuis leur fondation, « les États-Unis », « l'Union », « la République » étaient des noms propres qui désignaient mais n'exprimaient pas l'essence de la perception de soi et de la perception extérieure de l'identité nationale des "gringos". Ainsi, l' « Amérique » est un concept linguistique qui agit comme un miroir de cette ambiguïté conceptuelle, contribuant à la construction d'une identité nationale qui se présente comme la représentation même d'une région géographique entière. Dans ce contexte, la doctrine Monroe et son slogan « l'Amérique aux Américains » peuvent être interprétés comme « le continent aux États-Unis. »
Je ne souhaiterais pas que mon propos soit mal compris : je ne rejette pas entièrement les autres raisons historiques pour lesquelles les Étasuniens se désignent eux-mêmes comme des «Américains». En effet, cette utilisation du terme a été introduite par les Britanniques pendant la guerre d'indépendance. Petite réflexion curieuse : ironiquement, l'attribution de l'ethnonyme "américain" aux treize premières colonies des États-Unis peut être attribuée au colonialisme.
Cependant, si l'ethnonyme était courant depuis l'indépendance en 1776 pour désigner l'identité nationale des Etats-Unis auprès de la société civile, il n'était pas employé de manière systématique. Le problème est de comprendre que la systématisation de cet usage répond à une instrumentalisation politique. En effet, le premier président à prendre ses fonctions après la guerre hispano-américaine fut Teddy Roosevelt. Impérialiste convaincu, il systématise l'usage de "America" avec des slogans tels que "God Bless America". Le slogan "Make America Great Again", au 21e siècle, suit la même dynamique. En tant qu'étudiants en sciences politiques, nous savons qu'un slogan ou la formalisation d'un terme sont rarement le fruit du hasard. Ils répondent à un projet politico-identitaire, et dans ce cas, cela est un synonyme d’comme nous l'avons déjà vu, un projet impérialiste.
En guise de conclusion, je dois admettre que l'instrumentalisation de l'ethnonyme "Amérique" était une idée brillante. Cette stratégie constitue aujourd'hui un exemple de soft power. Pourquoi dis-je cela ? L' « Amérique » joue un rôle crucial dans la perception des États-Unis par les populations situées en dehors des Amériques. Il y a une fusion plus ou moins volontaire de ces deux termes qui aboutit à l'amplification de l'image des États-Unis et, en même temps, à l'invisibilisation ou à l'occultation d'une identité collective régionale, continentale et/ou nationale.
Pour illustrer mon propos, nous pouvons nous tourner vers le continent européen comme un parallèle utile. Imaginons que les Allemands se nomment eux-mêmes « Européens ». Cela signifie que lorsque l'on dit « les Européens », on peut faire référence à la fois aux habitants du continent dans son ensemble et exclusivement à la nationalité allemande. Par exemple, si quelqu'un dit « les Européens ont subi un tremblement de terre », comment savoir de qui on parle ? De même, lorsque nous entendons « nouvelles d'Europe », s'agit-il d'événements survenus dans un pays particulier ou dans la région en général ?
En outre, il est clair qu'indirectement, notre esprit aura tendance à associer l'« Europe » d'abord à l'Allemagne plutôt qu'aux 50 autres États souverains du continent. Il peut en résulter une amplification de l'importance de l'Allemagne et une diminution de la pertinence des 50 autres États. Dans les relations internationales, cette dimension identitaire et la représentation qu'elle implique peuvent peser lourd dans l'équilibre des forces. Cela plairait-il aux français par exemple que les Allemands s'approprient exclusivement le terme “européen” ? Ne se sentiraient-ils pas exclus si la plupart des personnes non-françaises associaient les Européens exclusivement aux Allemands ?
Ici, je n'ai donné l'exemple de l’Allemagne, un État membre de l'UE. Cependant, l'Union européenne a tendance à s'approprier du terme ‘européen’ souvent au détriment des États qui n'en sont pas membres, ce qui pose également problème.
Enfin, tout ce blabla pour expliquer pourquoi il peut être gênant pour un habitant du continent américain d'entendre comment les États-Unis ont triomphé dans leur appropriation de ce gentilé avec tant de connotations et de problèmes politiques, géostratégiques et identitaires. Il est difficile de s'habituer à comprendre comment, en Europe, il est devenu si normalisé d'appeler un Yankee « Américain. » À cela, on pourrait me dire (et on me l'a déjà dit sur ce campus) qu'en tant qu'Argentine, je suis « latino-américaine » et non « américaine ». Je pense qu'il est important de réaliser que, premièrement, le terme "latino-américain" a été introduit par l'Europe. Deuxièmement, le fait d'être latino-américain ne signifie pas que je ne suis pas américaine. Ces deux identités ne s'excluent pas mutuellement. Tout comme un Italien peut être à la fois européen et méditerranéen.
Je vous laisse avec un couplet de l'emblématique chanteuse argentine Mercedes Sosa :
« L'Amérique attend
Et le siècle devient bleu
Pampas, rivières et montagnes
Libèrent leur propre lumière
La copla n'a pas de propriétaire
Les motifs ne commandent plus
La guitare américaine
En se battant, elle a appris à chanter. »
-- Chanson pour mon Amérique
