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Vivre la Guerre à Travers un Écran: la Bataille des Récits

Christy Ghosn

April

Aujourd’hui, la guerre ne se vit plus uniquement sur le terrain : elle se vit aussi, intensément, sur nos écrans. Hashtags, stories Instagram, vidéos TikTok : la bataille ne concerne plus seulement les armes, mais aussi les récits. 


Une photo d’enfant sous les décombres, un cri de mère en larmes, un drapeau brûlé: en temps de guerre, certaines images deviennent virales, iconiques. Qui choisit ce qu’on voit? Et à quelles émotions ces images nous condamnent-elles?


En temps de guerre, les images fusent; les récits s'entrechoquent; l’émotion guide les opinions. Les projecteurs médiatiques sont puissants, mais leur lumière est loin d’être équitable. Derrière chaque récit médiatique se trouve un choix: montrer ou taire, choquer ou ignorer, mobiliser ou détourner.


L'Image au Service de l'Émotion


À l'ère du tout visuel, une guerre non filmée est une guerre presque inexistante. Rule of Law in Armed Conflicts (RULAC) identifie actuellement plus de 110 conflits armés impliquant au moins 55 États et plus de 70 acteurs armés non étatiques. Combien apparaissent dans notre fil d’actualité? Les réseaux sociaux ont transformé la manière dont nous percevons les conflits. Une image vaut mille mots, et dans le contexte de la guerre, elle vaut mille émotions. La puissance de l'émotion est un outil redoutable pour capter l'attention mondiale. Les images et les vidéos qui suscitent des émotions fortes sont plus susceptibles de devenir virales. Ce mécanisme entraîne une « guerre des récits » où l'image devient le support privilégié d'une instrumentalisation émotionnelle. Les algorithmes amplifient les contenus qui suscitent le choc et l'émotion, même si ceux-ci ne reflètent qu'une partie de la réalité. Ainsi, les zones de conflits moins spectaculaires ou celles qui ne répondent pas aux critères de viralité demeurent dans l’ombre.


Construire son Récit : Qui Parle et Qui Est Entendu?


La construction du récit est une arme aussi puissante que les armes conventionnelles. Chaque camp s'efforce de façonner une narration où il apparaît comme la victime ou le héros, tandis que l'adversaire est dépeint sous un jour sombre. Cette bataille des idées commence souvent par le choix des mots, car comme le dit Terry Jones, « la première victime de la guerre, c'est la grammaire. »


Ainsi, les termes utilisés deviennent des outils de propagande. Les « dommages collatéraux » remplacent les pertes civiles, et la « libération de l'Irak » se substitue à l'invasion. Dans ce contexte, les médias occidentaux, notamment américains et britanniques, ont souvent adopté ce langage, tandis que des chaînes régionales comme Al Jazeera parlent plutôt de « guerre contre l’Irak » menée par des « forces d’invasion. »Cette guerre des mots a également engendré une dichotomie journalistique entre « nous » et « eux. » Aux États-Unis, cette vision manichéenne a imprégné les déclarations officielles et une partie de la presse. 


En temps de paix, la liberté de la presse est un ‘pilier des démocraties.’ Mais en temps de guerre, cette liberté est souvent restreinte. Le contrôle de l'information, par la censure ou la propagande, devient une priorité. Aujourd'hui, le contrôle de l'information est entre les mains de quelques géants de la tech. Lors de l'invasion russe en Ukraine par exemple, des plateformes comme Meta, Google, Twitter et TikTok ont bloqué les contenus de propagande russe, entraînant des représailles du Kremlin. Les internautes russes se retrouvent par conséquent piégés dans une bulle de désinformation.


Les médias traditionnels ne sont pas en reste. Le 17 octobre, l'explosion de l'hôpital Ahli Arab de Gaza a été interprétée de manière radicalement différente selon les sources. Al Jazeera titrait « un raid israélien sur un hôpital fait 500 morts, » tandis que le Times of Israel parlait d'une « explosion due à une roquette mal tirée. » Aux États-Unis, les titres variaient également en fonction de l'orientation politique des journaux. Le Washington Post mettait en avant la version palestinienne, le New York Times restait neutre, et le Wall Street Journal introduisait la position israélienne. Fox News, quant à elle, ne mentionnait même pas la version palestinienne.


Le Rôle du Spectateur Moderne


Le spectateur moderne est bombardé d'images de conflits et de souffrances, partagées instantanément sur les réseaux sociaux. Ces images, souvent choquantes, sont consommées, partagées, puis rapidement oubliées. La surabondance d'informations visuelles crée une fatigue émotionnelle, une sorte de lassitude face à l'actualité. Selon un baromètre récent, 68 % des jeunes âgés de 15 à 30 ans et 70 % des personnes âgées de 31 ans et plus éprouvent cette lassitude. Ce sentiment est d'autant plus prégnant que la fréquence de consultation de l'actualité augmente avec l'âge, jusqu'à 30 ans.


La répétition incessante d'images violentes conduit à une désensibilisation progressive. Les guerres sont « consommées » comme des produits médiatiques, puis reléguées aux oubliettes de notre mémoire collective. Cette surcharge informationnelle engendre un sentiment d'angoisse et d'impuissance, particulièrement chez les plus de 31 ans, dont près d'un tiers (30 %) mentionnent ce motif. Les jeunes, quant à eux, sont plus enclins à lier leur lassitude à une surabondance d'informations, 21 % des 15-30 ans se sentant dépassés par la quantité d'informations disponibles.


Les réseaux sociaux ont instauré un nouveau paradigme où la notion de communauté est à la fois gratuite, collaborative et désorganisée. Dans cet espace dématérialisé, le temps et l'espace sont abolis: tout y est immédiat et à portée de clic. L'image, le visuel, dominent, et l'opinion publique est désintermédiée, chacun pouvant devenir un producteur de contenu.


Retrouver une Parole Juste


Il est dans ce contexte, temps de repenser non seulement la manière dont les conflits sont représentés, mais aussi notre réponse en tant que société, en faisant preuve d'une conscience renouvelée et d'un engagement critique. Les réseaux sociaux, ont transformé la manière dont nous consommons l'information. Ils nous offrent une fenêtre sur le monde, mais cette fenêtre est souvent teintée par des algorithmes qui privilégient le sensationnel au détriment du factuel. 


Retrouver une parole juste, signifie aussi écouter les voix marginalisées, celles qui ne correspondent pas forcément aux récits dominants. Loin du bruit et de la fureur des réseaux sociaux, nous devons créer des espaces de dialogue où la nuance et la complexité peuvent être explorées. C'est seulement en adoptant cette approche critique et engagée que nous pourrons véritablement comprendre les conflits qui façonnent notre monde et y répondre de manière éclairée et empathique.


Photo source: Unsplash - Dole

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