
Luca Palis and Zoé Isbled for the European Society x La Strada
April
Près de 65 villes, 27 États et un continent. Enrico Letta, ancien Premier ministre italien, de 2013 à 2014, et président de l’Institut Jacques Delors, a réalisé un véritable tour d’Europe. Conseillé par l’ami et collègue Jacques Delors, il a voyagé en Europe pour rédiger le rapport sur le marché unique, « Beaucoup plus qu'un marché. » Cette recherche a été source de l’œuvre « Des idées nouvelles pour l’Europe. Avec les femmes et les hommes qui la font, » une publication du 30 octobre 2024, présentée par l’auteur à Sciences Po—Campus de Menton le 13 février 2025.Ainsi, La Strada, l’association de culture italienne, en partenariat avec European Society, son homologue européen, ont décidé d’interviewer monsieur Letta pour en découvrir plus sur l’avenir de l’Europe.
« Il y a un siècle les Français et les Allemands se battaient pour déplacer leur frontière, aujourd’hui celle-ci ne semble même pas exister quand on la croise. » raconte Letta à l’ouverture de l’interview. Il faut trouver une histoire globale européenne, et comment cette institution bénéficie à tous les citoyens. Il commence par nous partager son histoire européenne de son adolescence à Strasbourg, en tant qu’étranger Italien en France, et son rapport avec la même ville frontalière post-Maastricht, il exhorte que « La beauté du projet européen doit devenir une expérience vécue » en citant sa publication. Toutefois, de nombreux citoyens ne se conforment pas à cette évidence (en 2024 43% étaient opposés). Selon Letta, l’UE est devenue un bouc émissaire dans le XXIème siècle, victime d’une ère de haine et de peur et synonyme de l’inefficacité et la lenteur de la démocratie. Mais il faut remarquer que concrètement tout cela est dû « au manque d’Europe », et à l’incomplétude de la vision des pères fondateurs.
Le paysage économique a été bouleversé avec la montée rapide de géants économiques asiatiques. Le même Letta le rappelle, l’Italie dans les années 1980 à 1990 avait à elle seule le même poids économique que la Chine et l’Inde. Aujourd’hui, les puissances européennes sont comme des petits poissons dans « l'aquarium du monde. » Selon Letta, la solution pour faire face aux requins est de se réfugier dans la coopération commune, « bouclier face à la globalisation ».
Letta nous invite ainsi à « tomber amoureux de notre marché unique et de notre Union Européenne. » Le programme Erasmus+, visant avant tout à connecter et unir la jeunesse d’un continent fragmenté en États-nations, générant dans les générations futures une conscience européenne enracinée. Toutefois, Letta raconte que l’Europe nous touche tous, en nous assurant le droit de se déplacer autant que de rester, en tant que défenseure de la paix.
Cependant, le fait de ne pas « faire l’Europe, » spécialement dans des secteurs clés comme les finances, les télécoms, l'énergie et la défense, nous handicape en terme de compétitivité, explique-t-il en parlant du coût de la « non Europe. »
La voie à poursuivre selon Letta serait celle de la coopération renforcée et de l’harmonisation des systèmes légaux dans les sujets au cœur de l’expérience européenne, notamment celui du droit commercial. Au lieu de 27 droits nationaux, il propose de créer un 28ème État virtuel comprenant un droit commercial valable partout en Europe. Cela permettra de diminuer les coûts et les temps de démarche pour les entreprises, tout en gardant une certaine souveraineté des droits nationaux. L’Europe ne peut et ne doit pas permettre le déroulement d’autres cas comme celui de Spotify. Un succès suédois qui, souffrant de la fragmentation du droit commercial en Europe, a immigré à New York à la recherche de fonds.
De plus, Letta conseille la création de l’Union des épargnes et des investissements, nécessaire pour remporter les 300 milliards d’euros de capitaux nécessaires pour les grands investissements communs dans l’innovation, la crise climatique et la défense, essentiels pour le continent. Le continent a besoin d’une quantité énorme d’argent pour réussir dans le défi de l’autonomie. L’énergie était outsourced aux Russes, et la guerre en Ukraine a frappé, plongeant le continent dans le chaos énergétique. La finance aussi était outsourced aux États-uniens. La production aux Chinois. Letta se pose donc la question: « qu’est-ce que nous avons gardé en Europe? » La réponse, selon lui, est la créativité, mais dans le monde instable d’aujourd’hui elle n’est plus suffisante.
Au sujet des réformes institutionnelles européennes, Mr Letta adopte une posture réfléchie. Il déclare être globalement en faveur de l’élimination de l’unanimité au Conseil de l’UE mais en constatant que « les autres font, et nous nous discutons, » il est clair que cela n’est pas une urgence pour l’Europe. Quand d’un côté un envahisseur impérialiste comme la Russie, mène une guerre féroce aux portes de l’Europe, et de l’autre Trump choque le monde avec sa façon théâtrale d’émettre des ordres exécutifs, en jouant avec les règles de la démocratie, l’Europe échoue sur des subtilités comme le véto. Il est essentiel de reconnaître que si les difficultés internes à l’UE sont à prendre en compte, le contexte international l’est également. Désormais, la lutte culturelle, entre différentes visions du bien vivre, s’est transformée en conflit politique pour ou contre les bases mêmes de la démocratie.
La montée du populisme est le tueur de la démocratie, essence même de l’identité européenne. Le déchaînement de la haine détourne l’attention de la politique des problèmes concrets, en jouant avec les émotions, « parce que le populisme n’est jamais tendre » nous raconte Monsieur Letta. L’Europe est perturbée par ces dirigeants extrémistes, qui essayent de trouver leur place sur la scène internationale. Par exemple, Giorgia Meloni, actuelle Première ministre italienne, en profitant de sa proximité avec Donald Trump et Elon Musk et de la crise politique de l’axe franco-allemand, tente de s’imposer comme pont entre les deux rives de l’Atlantique. Le 4 janvier 2025, lors d’une visite de Meloni à Trump, avant l’investiture, le président a complimenté son homologue italienne comme « une femme fantastique, qui a conquis l’Europe, » exemple concret du rôle que l’Italie de Fratelli d’Italia voudrait jouer dans les nouvelles relations euro-américaines.
Selon Letta, l’avenir de cette Union doit être celui de la fédération d’États nations, respectueuse de la multi-identité européenne et puissante de sa devise « in varietate concordia », « unie dans la diversité. » Il est remarquable que même si la démocratie du continent est sous pression et l’UE constamment attaquée, les souverainistes et les nationalistes, historiquement eurosceptiques, se sont redécouverts « souverainistes européens, » surtout au vu des conséquences du Brexit, en reconnaissant que l’UE est devenue incontournable.
Pour clôturer l’échange, les équipes de La Strada et de European Society ont demandé des conseils pour un ou une jeune qui veut se rapprocher de l’Europe. Il conseille à la jeunesse de profiter de la chance de pouvoir étudier. Spécialement pour les élèves de Sciences Po, il nous exhorte à faire le maximum d’expériences possibles. Dans l’avenir, quand nous serons employés, les opportunités de voyager autant, de connaître et d’évoluer se développeront de manière différente et seront plus faibles, sous les poids des responsabilités croissantes.
Un profond remerciement pour Monsieur Enrico Letta de nous avoir accordé ce temps d’échange ensemble et pour ses précieux mots sur l’avenir du Vieux Continent.
Photo source: Wikimedia commons