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Quand le Caire faisait rêver le monde arabe, l’âge d’or du cinéma égyptien.

Habiba Lala

November 11, 2025

Dans son ouvrage Arab Cinema : History and Cultural Identity (1998), Viola Shafik affirme que l’Egypte était le premier pays arabe à produire une industrie cinématographique dont la production était supérieure, en quantité, à celui des autres nations arabes. 


Surnommé le ‘Hollywood sur le Nil,’ le cinéma égyptien demeure, en termes de production et de popularité, le plus influent du monde arabe. Pendant trois décennies, du milieu des années 1930 à la fin des années 1960, les écrans du monde arabe étaient dominés par le cinéma cairote. D’Alger à Damas, les mélodrames, les chansons d’Oum Kalthoum, et les performances de Faten Hamama rythment le quotidien des spectateurs du monde arabe. Mais cette effervescence ne relevait pas d’un simple divertissement. Le cinéma égyptien joue un rôle à part entière dans la formation des imaginaires collectifs, dans la diffusion de valeurs sociales et dans la construction d’une identité arabe partagée. 



Une ambition nationale et industrielle


L’essor du cinéma égyptien repose sur deux principales fondations. D’une part, elle s’explique par une volonté économique nationale de bâtir une industrie culturelle. D’autre part, elle incarne une aspiration panarabe pour rassembler le monde arabe autour d’un langage symbolique commun. 


En 1935, Talaat Harb, fondateur de la Banque Misr, crée le studio Misr, premier studio national qui vise à rompre avec la dépendance culturelle européenne et à rivaliser avec les importations hollywoodiennes afin d’affirmer la souveraineté culturelle de l'Egypte.  Au-delà d’être un studio de production, Misr est une véritable école technique : Harb fait appel à des équipements et des techniciens allemands et français pour former les premières équipes locales tout en envoyant les jeunes Egyptiens étudier la cinématographie a l’étranger. 


Le premier film à être produit sera Wedad en 1936, dans lequel jouera la légendaire chanteuse Oum Kalthoum, déjà célèbre et qui instaurera la tradition égyptienne des stars cinéma au centre de l’intrigue, souvent bien plus importantes que l'histoire. C’est une tendance qui se poursuivra avec des chanteurs et chanteuses de renom qui seront placés au centre de l’intrigue tels que Abdel Halim Hafez, Asmahan, El Atrach… 


Dès la fin des années 1930, les réalisateurs souhaitent refléter une société égyptienne authentique. Le film fondateur de cette période est Al-Azima, considéré comme le premier film social réaliste du monde arabe. En décrivant la vie quotidienne d’un jeune couple de la classe moyenne cairote, il pose les bases d’un cinéma ancré dans la réalité sociale et porteur d' un idéal d'émancipation. 


Représenter de manière authentique l'Egypte passe également par la langue, c’est pourquoi le dialecte égyptien (amiyya) s’impose majoritairement dans le cinéma cairote. Son usage, en particulier dans sa forme cairote, conférait aux dialogues un ton naturel, familier pour une meilleure identification du public aux personnages afin de renforcer le réalisme recherché par les cinéastes.  Par ailleurs, la musique constitue un lien culturel entre l’Egypte et le reste du monde arabe en facilitant l'exportation régionale des films égyptiens. 


Ainsi, dès les années 1940 et 1950, l'Egypte exporte ses films vers le Liban, la Syrie, la Tunisie et le Maroc, loin de viser un public européen.  L’industrie est colossale : alors qu’elle produisait annuellement une vingtaine de films au début des années 40,  à partir de 1948, avec la création de six nouveaux studios, la production moyenne s’élève désormais à environ 50 productions annuelles. 


Du miroir social à la conscience politique. 


La puissance industrielle est indissociable d’un projet civilisationnel : A travers ses films, l’Egypte diffuse une vision de la modernité arabe. Les personnages des films de Henry Barakat, Abou Seif et Kamal Selim, incarnent les tensions et les espoirs d’une société en mutation avec des motifs qui reviennent souvent : la mère qui symbolise la patrie, la femme moderne qui est le visage de la vertu, l’homme travailleur qui devient l’archétype de la dignité. L’écran devient alors un ou outil de formation morale et de fierté collective où l’identité arabe se pense et s'invente. 


Sous l'influence du néoréalisme italien et du climat révolutionnaire installé par Nasser, le cinéma égyptien devient un outil critique et politique. Dans Gare Centrale, Youssef Chahine raconte la vie d' un vendeur de journal handicapé et marginalisé qui est obsédé par une vendeuse de boissons dans une gare du Caire. Par ce drame intime, le réalisateur pointe du doigt la marginalité et la misère des classes populaires. 


Le cinéma de cette période met également en avant la figure du féminisme comme symbole de modernité. Par exemple, Doa Al Karawan, film de Henry Barjat dans lequel joue Faten Hanama, raconte la rebellion d’une femme contre l’ordre patriarcal. Ce récit incarne un tournant majeur du cinéma arabe où la femme n’est plus simplement un objet de désir ou une figure maternelle : elle est un sujet sensible, actrice de sa propre libération. 


Ces films participent à la construction d’une conscience collective arabe. Chahine y associe le mélodrame, genre populaire par excellence, à une réflexion idéologique sur la justice sociale, la nation, l’identité et le genre. Le cinéma de cette époque n’est pas neutre, il s’engage dans la représentation des luttes, des espoirs et des contradictions d’une société en pleine transformation. 


 Quand l’art se heurte au pouvoir politique, la fin d’un rêve


La révolution de 1952 et l’avènement du régime de Gamal Abdel Nasser ouvrent une nouvelle ère pour le cinéma égyptien. Conscient du pouvoir culturel de l’image, Nasser entreprend de faire du cinéma un instrument de cohésion et de rayonnement régional.  Dès 1956, la nationalisation partielle du secteur bancaire, dont la banque Misr propriétaire du studio éponyme, permet à l'État de prendre le contrôle des principaux moyens de production cinématographique. Cette politique s'amplifie en 1961 avec la création de l’Organisation générale du cinéma qui centralise la production, la distribution et l’exploitation des films. Cette structure étatique absorbe également les studios tels que le Studio Misr, Al Ahram Studio et Giza studio qui sont intégrés dans un réseau placé sous tutelle du ministère de la culture. 


Cette intervention étatique garantissait une stabilité financière et culturelle mais elle imposait une censure préalable et un contrôle idéologique strict aligné sur les valeurs du socialisme arabe et du nationalisme nassérien. Face à ces nouvelles contraintes, les cinéastes apprennent donc à contourner la censure par la métaphore et le symbolique. Youssef Chahine est excellent dans cet art :  avec Al-Asfour en 1972, il dépeint la désillusion d' une génération confrontée à la corruption et à la faillite morale du pouvoir à travers des plans symboliques (cafés, espaces clos, …)  et des dialogues ambigus; les histoires intimes sont des allégories politiques… Ainsi, la censure conduit paradoxalement à l'enrichissement du langage cinématographique où les cinéastes doivent perfectionner l’art du sous-entendu. 


La guerre de 1967 marque un tournant. Le panarabisme s’effrite, la confiance en l'État décline et le cinéma égyptien, qui était autrefois le symbole d’unité, reflète désormais les fractures d’une société désenchantée. La bureaucratisation du secteur, la montée de la télévision et la fuite des capitaux privés entraînent un déclin progressif de la production. L’ouverture économique (Infitah) lancée par Anouar el Sadate dans les années 1970, introduit de nouveaux modèles de financement. Il favorise surtout un cinéma commercial plus léger et moins engagé socialement. La grande époque du cinéma réaliste et politique s'achève et laisse place à une industrie davantage tournée vers la comédie et le divertissement populaire. 


Ainsi, ce que le Caire a offert au monde arabe n’a jamais été qu'un simple divertissement. Il s’agissait d'un véritable laboratoire culturel et politique. Durant cet âge d’or d'un Hollywood sur le Nil , le cinéma égyptien a su allier ambition industrielle, réalisme social et engagement idéologique pour donner naissance à des œuvres qui reflètent les espoirs, tensions et contradictions d’une société en mutation. Dans son ouvrage Popular Egyptian Cinema: Gender, Class, and Nation (2006),Viola Shafik affirme que c’est la capacité à produire des significations culturelles et sociopolitiques qui confère au cinéma un intérêt en tant que champ d’étude.C’est à travers les images, les stars, les musiques et les symboliques que le Caire a façonné une conscience collective arabe. Même confronté à la censure, à la bureaucratisation et au déclin du panarabisme, cet âge d'or laisse un héritage durable, celui du cinéma qui articule l'identité, la mémoire et la politique d'une nation. 


Photo Source: 

لم يكن في الحسبان: flickr, author: Zeinab Mohamed 

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