
Lubin Parisien
February
« Sachons être suspect » clamait Julien Freund en 1971 dans sa préface de la réédition française de La notion de politique de Carl Schmitt. Suspect, Carl Schmitt l’est assurément pour son engagement public en faveur d’Hitler et pour la caution juridique qu’il apporte à l’antisémitisme d’Etat du IIIème Reich. Suspect, Carl Schmitt l’est aussi au vu de ses ardents défenseurs: Alain de Benoist, tête de pont du mouvement intellectuel ‘ethnopluraliste’ de la « Nouvelle droite, » fait la part belle à sa vision de la pensée schmittienne dans les travaux du GRECE (Groupement de recherches et d’études pour la civilisation européenne). Le GRECE fut d’ailleurs un des grands pourvoyeurs idéologiques de l’extrême-droite raciste française aujourd’hui incarnée principalement par le Rassemblement national (RN). Julien Freund, qui célébrait ceux qui savent être « suspects, » a participé à des colloques du GRECE et s’inscrit donc bien dans la mouvance intellectualisante de l’extrême-droite française.
Etre nazi et être soutenu par des ethnonationalistes ou autres ‘ethnopluralistes’ est un mauvais départ; Carl Schmitt pourrait sembler voué aux égoûts de la pensée européenne. Néanmoins, son œuvre est toujours discutée et débattue, des personnalités plutôt marquées à gauche comme Agamben fondent leurs discours sur les outils intellectuels schmittiens. L’influence de la pensée de Carl Schmitt est un défi lancé à des sociétés européennes libérales et reconstruites apparemment en opposition aux crimes nazis. C’est un pied-de-nez au confort intellectuel que procureraient les figures rassurantes de grands hommes.
Une brillante carrière dans le droit et dans le nazisme
Carl Schmitt est né en 1888 à Plettenberg, dans le jeune Empire allemand. Il participe comme beaucoup de sa génération à la Grande Guerre, mais pas aux combats, il est affecté à un poste administratif dans l’arrière. Il est issu d’une famille catholique et sa formation universitaire est celle d’un juriste: il obtient son doctorat en 1915 à Strasbourg.
Carl Schmitt montre son talent comme juriste et philosophe du droit et du politique. Les années 1920 sont un grand moment de production intellectuelle pour Carl Schmitt; citons pêle-mêle La dictature en 1921 sur la question de l'État d’exception, La notion de politique et Légalité et légitimité en 1932. Dans ce dernier ouvrage, analysant la Constitution de Weimar et ses faiblesses, il estime que l’interdiction du parti nazi est une nécéssité pour proteger un Etat démocratique comme celui de Weimar, le NSDAP étant, au sens fort et existentiel du terme, un ennemi de l’Etat.
Les interprétations divergent sur ce point: certains décrivent un Carl Schmitt fossoyeur de Weimar, les autres le dépeignent comme un opportuniste qui n’était pas fondamentalement nazi, position qui a de quoi nous laisser perplexe. Il n’empêche que la suite de l’histoire est troublante: Carl Schmitt rejoint le parti nazi dès juin 1933. Olivier Beaud estime que les termes du débat sont faussés: Schmitt méprisait Weimar mais louait l’Etat allemand: « Ainsi, loin d’être une doctrine républicaine, la thèse de l’interdiction des partis politiques révèle une croyance bien peu républicaine en la toute-puissance d’un chef charismatique. » En outre, en voulant interdire des partis, Schmitt veut surtout interdire le KPD, le parti communiste allemand, suppression dont se chargera Hitler dès les premiers mois de son accession au pouvoir.
Carl Schmitt, grâce à ses amitiés et ses réseaux nazis, réussit à devenir conseiller d’Etat de la Prusse. Le grand juriste du nazisme Hans Frank—qui fut à la tête du Gouvernement général en Pologne après l’invasion du pays—a restructuré les associations corporatives; ainsi, « le 1er novembre [1933], était officiellement installé le Groupe spécialisé des enseignants des établissements du supérieur (Fachgruppe Hochschullehrer) ainsi que son Fachgruppenleiter [son président], le professeur Carl Schmitt ». Le juriste allemand participe à plein régime à la justification du programme nazi. 1936 constitue une grande année pour Carl Schmitt: il participe à un colloque sur « la judéité dans les sciences du droit », un grand raout antisémite dans lequel Carl Schmitt propose de mettre tous les livres écrits par des juifs dans une catégorie d’oeuvres soi-disantes juives. Certains prétendent que Carl Schmitt cessa ses activités nazies en 1936: il n’en est rien, ses amitiés avec Hans Frank et Goering lui ont permis de maintenir sa position jusqu’à la fin de la guerre bien qu’il ne soit plus le grand juriste officiel.
Carl Schmitt n’est que très peu inquiété par la dénazification, il continue sa vie d’intellectuel en publiant en 1950 Le Nomos de la Terre, un ouvrage sur le droit international qui a construit l’aura du juriste. Pendant ce temps, dans le Glossarium, Carl Schmitt n’a rien abandonné de son antisémitisme viscérale, il déclare que « les Juifs restent toujours des Juifs. Tandis que le Communiste peut s’améliorer et changer. Cela n’a rien à voir avec la race nordique, etc. Le Juif assimilé est précisément le vrai ennemi. »
Carl Schmitt meurt en 1985, laissant derrière lui des héritiers encombrants, le premier desquels Alain de Benoist en France. Des trésors de mauvaise foi sont déployés par l’idéologue de la Nouvelle Droite: « ces petits esprits ne réalisent pas qu’en dénonçant le “nazi Carl Schmitt” ils emploient eux-mêmes des méthodes diffamatoires typiquement nazies. » L’influence de Schmitt dépasse néanmoins ce caniveau, Arendt discute de l'œuvre de Schmitt bien que ce soit pour la confronter, notamment sur la question de la Révolution française. Carl Schmitt a donc une étonnante postérité à gauche, il est cité par Agamben sur la question de l'État d’exception, par Etienne Balibar et bien d’autres. Ce plot twist inattendu pour un nazi est dû à la capacité de son oeuvre à questionner les fondamentaux de notre conception de la politique et de l’ordre international. n ne peut pas comprendre l’enjeu de la figure de Carl Schmitt sans entrevoir brièvement la richesse de son oeuvre.
L’ennemi au politique
Pour Carl Schmitt, la politique est fondamentalement agonistique, c’est-à-dire qu’elle est fondée sur la lutte face à l’ennemi; la politique consiste en la distinction des amis et des ennemis. Dans La notion de politique, en 1932, le juriste explique son mépris pour le libéralisme en démontrant que celui-ci essaie de se soustraire à la dialectique agonistique en masquant la lutte par l’idée de concurrence, en ne proposant pas de politique « sui generis. » La formule courante consiste à dire que « l’ennemi est la figure de notre propre question. » L’ennemi est l’altérité radicale, une altérité construite par le jeu des intérêts notamment territoriaux. Carl Schmitt n’appelle pas à anéantir l’ennemi car sa présence est une nécessité quasi-existentielle pour Schmitt—c’est lui qui nous donne du relief et nous défie.
Sur la politique internationale, avec La théorie du partisan en 1963 et quelques écrits antérieurs, Carl Schmitt dénonce ‘l’ordre de Genève’ et de Versailles. En effet, la condamnation morale de l’Allemagne et de l’ennemi géopolitique, en général, permet à chacun des camps de se targuer de représenter l’Humanité face à l’inhumanité; face à l’immoral et à l’inhumain, la totalisation de la guerre et la volonté d’exterminer est la suite logique. De plus, Carl Schmitt critique le biais induit par les définitions classiques de guerre et de paix, l’une étant toujours définie par l’absence de l’autre. Avec la moralisation indue du concept de politique et l’exclusion théorique de la possibilité d'alternatives à cette binarité, Carl Schmitt pointe du doigt des contradictions en faveur toujours du vainqueur, comme l’occupation de la Ruhr en 1923 décrite comme nécessaire à la paix, alors que c’est l’acte hostile par excellence. On pourrait également penser, anachroniquement, que les guerres contre le terrorisme ou celle du Golfe relèvent du même type de contradictions. La moralisation du politique et son hypocrisie n’apparaissent pas ainsi comme un progrès. C’est au contraire un danger pour la paix effective et pas seulement théorique.
La pensée de Schmitt est un pied-de-nez à notre acception classique du politique, vu comme l’espace de régulation des conflits et du compromis. Carl Schmitt est certes radioactif par ses engagements nazis, mais il l’est plus encore par sa pensée critique qui pose des questions pertinentes; c’est la dissonance avec son parcours nazi qui met à l’aise.
En outre, les convictions idéologiques de Carl Schmitt se retrouvent dans sa pensée. Ainsi, si sa critique du libéralisme porte également dans des milieux de gauche—et a sans doute de l’intérêt—il ne faut pas occulter que dans certains textes et articles, il dénonce le libéralisme comme tête de pont d’un « formalisme » juif. Son admiration pour Hitler, opportune ou non, n’est pas sans rappeler la fascination de Carl Schmitt pour la figure du chef comme celle du président du Reich sous Weimar. Cela s’inscrit dans ce qu’on a appelé le décisionnisme. Selon Jean-Louis Schlegel, cela consiste à affirmer que « c'est la décision individuelle qui redonne sens au droit, ou qui le réinvente, dans des situations sans issue. » Dans une situation d’exception et face à la constante inimitié, l’acte même de trancher—de distinguer l’ami de l’ennemi notamment—est l’acte premier du politique, plus que le fond de la décision.
A la lumière de son engagement nazi, on ne saurait ne pas tirer le fil liant les deux facettes de Carl Schmitt. Le nazi crasseux et le juriste brillant sont manifestement une seule et même personne, le dédoublement est une réponse trop facile au problème que pose Carl Schmitt au débat intellectuel.
Des vraies œuvres ou des documents du nazisme?
La production de Carl Schmitt est donc porteuse de critiques pertinentes, mais aussi d’un dangereux poison antisémite. L’opportunité de lire et d’éditer Carl Schmitt est très débattue. Le professeur de philosophie Charles Yves Zarka, dans un article du Monde en 2002 réagissant à la réédition d’un livre de Schmitt et à sa préface, propose de distinguer une oeuvre à part entière et un document à prendre comme le témoignage de certaines idées: « On doit éditer Schmitt, mais comme on édite les textes d'autres nazis, c'est-à-dire comme des documents, non comme des œuvres, et encore moins des œuvres philosophiques qu'on discute comme telles. » Le philosophe rappelle bien tous les mensonges qui ont été diffusés pour dédouaner Schmitt de ses responsabilités—notamment sur sa soi-disant disgrâce en 1936. Charles Yves Zarka prévient aussi que l’ensemble de la production intellectuel schmittien et ses engagements concrets durant tout le régime nazi sont les deux faces de la même pièce.
La question du rapport de Carl Schmitt au nazisme fait néanmoins encore débat. Alain de Benoist remplit son rôle d’intellectuel raciste, certains comme Etienne Balibar dépeignent ‘l’expérience’ nazie de Schmitt comme une mésaventure regrettable dans la vie d’un brillant juriste. Une approche plus fine existe; l’historien du nazisme Johann Chapoutot décrit un Carl Schmitt qui voulait sincèrement être le grand juriste du IIIème Reich mais qui a échoué. Dans un colloque à l’Académie royale de Belgique en 2019, il démontre bien la participation enthousiaste de Schmitt à la dictature nazie, tout en nuançant le portrait qui est parfois fait de Schmitt comme le juriste nazi par excellence. Antisémite catholique virulent, Carl Schmitt n’est pas à la pointe de la ‘pensée’ nazie. Pour Chapoutot, Carl Schmitt ne fut pas la grand juriste nazi car il n’est pas allé jusqu’à une biologisation du politique, d’autres l’ont fait: Schmitt a été doublé à sa droite. En parlant de Grossraum (un territoire plus grand), Carl Schmitt n’est pas dans une ‘avant-garde’ qui parle de Lebensraum, qui contient une idée d’un supposé biotope pour la race aryenne. Schmitt reste fondamentalement classique, ce qui explique pourquoi il est lisible aujourd’hui par d’autres que des nazis.
Le grand lecteur de Carl Schmitt en France aujourd’hui est Jean-François Kervégan, dont les travaux ont irrigué cet article. En 2011, il a publié un livre précisément sur la question de l’utilisation de Carl Schmitt, Que faire de Carl Schmitt. Sa formule pour résumer sa thèse est la suivante: il faut « partir de Carl Schmitt. » D’une part, il reconnaît la grande pertinence des outils théoriques schmittiens pour comprendre et le monde et ses évolutions. Il faut puiser dans sa pensée des outils, mais pas son idéologie. D’autre part, cette formule résume bien aussi la nécessité de s’éloigner de Schmitt et de lire ses œuvres en sourcillant. Il ne faut pas prendre pour argent comptant tout ce qu’il dit car il s’en sert à certains moments pour justifier le nazisme. C’est donc une position d’équilibrisme que Jean-François Kervégan assume pour pouvoir puiser intelligemment et avec prudence dans le trésor schmittien.
Le cas Carl Schmitt est troublant car lire ses livres et en discuter, c’est faire entrer un nazi enthousiaste dans le panthéon des grands auteurs. Carl Schmitt questionne nos croyances par ses écrits mais aussi par sa vie; sa vie montre la porosité de la philosophie et du droit avec le pire et l’inanité de séparer les Hommes en deux. Le génie et la monstruosité sont souvent une seule et même chose.
Photo credits: Ludwig Hohlwein on Wikimedia Commons