
Lubin Parisien
March
« Je ne suis absolument pas raciste, » simplement il faut « faire des différences [...] en fonction de l’appartenance ou de la non-appartenance à la nation. » D’ailleurs, « nous considérons que c’est la seule discrimination en même temps légale et morale. » Bref, Marine Le Pen n’est pas raciste.
C’est du moins ce qu’elle affirme dans une interview accordée à BFM TV le 6 mai 2024 au moment de la campagne des européennes. Le programme de préférence nationale qui est celui du Rassemblement national, ex-Front national, ne serait donc pas discriminant envers les personnes racisées car, affirme-t-elle dans cette interview, les Mahorais à 95% musulmans ont voté pour le RN lors des diverses élections précédentes.
Le repli raciste et ethnonationaliste passerait inévitablement par le rejet des Noirs et des Arabes et le postulat de leur infériorité: rien de tout ça en effet dans le programme du RN… Pourtant, le refus du métissage et du mélange entre les ‘cultures’ sans en affirmer une hiérarchie trouve sa source dans la production intellectuelle de la ‘Nouvelle droite,’ une mouvance d’extrême-droite née dans les années 1970.
Le droit à la différence?
Le mouvement de la ‘Nouvelle droite’ se structure autour de revues et d’organisations ‘savantes;’ dès 1968, la revue Nouvelle école est créée. Un an plus tard, Dominique Venner fonde le Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne, le GRECE. Il s’agit de discuter savamment des problèmes du temps, l’ambition n’est pas de faire de la politique mais de la ‘métapolitique.’ Jacques Marlaud, qui a présidé ce cénacle pendant quatre ans, explique que la métapolitique « se réfère à tout travail de réflexion, d’analyse, de diffusion d’idées et de pratiques culturelles susceptible d’influencer à long terme la société politique. Il ne s’agit plus de prendre le pouvoir, mais de lui fournir un aliment idéologique, philosophique, culturel… capable d’orienter (ou de contredire) ses décisions. » Il y a donc une certaine distance avec les partis politiques et les groupuscules d’extrême-droite, mais le GRECE se conçoit, selon Jean-Yves Camus en 2015 dans Les faux-semblants du Front national, comme une élite devant s’éduquer et être partout où il est possible de s’infiltrer pour concrétiser la pensée de la Nouvelle droite dans la politique nationale.
Le postulat central est l'ethno-pluralisme, ou ethno-différentialisme: c’est l’idée selon laquelle toutes les cultures se valent. Hélas, elles ne sont pas compatibles, affirme la Nouvelle Droite. Les différences culturelles fondent l’impossibilité de l’assimilation et de la possibilité d’une cohabitation entre immigrés et natifs, principe qui vaut aussi contre une certaine colonisation ‘généreuse’ et ‘assimilationniste.’ Cette posture radicale surprenante est bien exprimée par un important idéologue de la mouvance, Alain de Benoist, en 1992: « je ne suis fondé à défendre ma différence que pour autant que je reconnais et respecte celle d'autrui. »C’est sur cette base qu’il critique la posture de Jean-Marie Le Pen—qui déclarait préférer « [s]a fille à [s]a cousine, [s]a cousine à [s]a voisine »—qui est un égoïsme subjectif à courte vue selon Alain de Benoist.
Un mouvement respectable?
Serait-ce donc vraiment une nouvelle droite radicale débarrassée de l'obscurantisme raciste? Cela est encore à vérifier surtout quand on discute d’une mouvance qui puise dans les références nazies et dont les compagnons de route sont pour certains d’authentiques nazis. Ainsi, le politiste Stéphane François indique que d’anciens SS tels que Saint-Loup, alias Marc Augier, ou encore Robert Dun, alias Maurice Martin, « participent aux travaux de la nouvelle droite » et cela « jusqu’au milieu des années 1980. »
Idéologiquement, un des points communs avec le nazisme est le rejet du christianisme et la valorisation du paganisme comme la « vraie religion de l’Europe » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Sigrid Hunke sur le sujet, une amie d’Alain de Benoist et membre du NSDAP. En effet, le christianisme et sa volonté évangélisatrice sont considérés comme les prémisses de l’universalisme contre lequel se dresse l'ethno-différentialisme.
Ainsi, la Nouvelle droite se réclame du courant völkisch, « un courant apparu à la fin du XIXe siècle, habité par la nostalgie d’une Allemagne païenne, une fascination pour la race blanche et ses prétendues origines scandinaves, » selon Stéphane François. Les penseurs du GRECE se réclame aussi de la ‘révolution conservatrice’ allemande durant la République de Weimar.
La Nouvelle droite a aussi une certaine vision du dépassement des clivages politiques classiques et sait ainsi brouiller les pistes. Par exemple, il y a dans les travaux du GRECE une vraie vision de l’Europe. Celle-ci n’est pas du tout la CEE et l’UE de Bruxelles telle qu’on la connaît—une « province de l’Internationale atlantique dirigée par les États-Unis » selon Jacques Marlaud. Il s’agit avant tout de penser une unité de la ‘civilisation européenne’ menacée par l’immigration et la mondialisation, c’est-à-dire la menace de la mixité. « L’idée est d’essayer de penser des aires culturelles débordant le cadre strict de la nation » affirme la doctorante en philosophie politique Périne Schir dans un article du Monde consacré aux projets européens dans l’extrême-droite. Cette Europe doit émerger en opposition aux autres civilisations qui posent un problème dès qu’elles mettent le pied en Europe avec l’immigration. Il y a un dépassement de la Nation—sans qu’on ignore les spécificités locales—pour adopter le cadrage culturel ethno-pluraliste d’exclusion des autres ‘cultures.’
Il y a également une volonté affichée de dépassement en essayant de penser hors des catégories gauche-droite, ce qui se manifeste par le cadrage culturaliste et par l’usage assumé de figures de camps politiques adverses.
L’antifasciste préféré des néofascistes:
Le grand apport de la Nouvelle droite, c’est aussi l’importation d’Antonio Gramsci dans les terres de l’extrême-droite française. Il est banalement utilisé pour dire qu’il faut gagner la bataille des idées et imposer sa vision du corps social.
L’usage d’extrême-droite de Gramsci débute juste après la débâcle fasciste de la Seconde Guerre mondiale avec la nébuleuse d’« Ordine Nuovo », dont le journal, Ordine Nuovo, a le même nom que le journal d’Antonio Gramsci créé en 1919. Inspiré par le philosophe néo-fasciste et anti-moderne Julius Evola et son fondateur Pino Rauti, le mouvement participe pleinement aux Années de plomb en Italie avec de nombreux attentats comme en 1969 à Piazza Fontana à Milan (17 morts).
Alain de Benoist a grandement contribué à inventer le ‘gramscisme de droite’ français. Ses liens avec les fascistes italiens sont connus et ses accointances sont publiques. Ainsi, il publie un article dans Europe-Action en 1963 sur le MSI—Mouvement social italien, parti néo-fasciste prédécesseur de Fratelli d’Italia—où pointe du doigt sa désorganisation, sa tendance trop légaliste à son goût et préfère les méthodes de l’Ordine Nuovo. C’est de là que vient la référence à Gramsci à l’extrême-droite, mais discuter du militant communiste permet de ne pas évoquer les vrais maîtres à penser, à savoir Julius Evola et Pino Rauti.
C’est ainsi que la référence à Gramsci est devenu un marqueur de l’extrême-droite, le GRECE ayant organisé un colloque en 1982 à son sujet et Jean-Marie Le Pen utilisant cette référence en 2007 pour justifier de sa stratégie.
La Nouvelle droite et le Front national: la filiation ou la rupture ?
La slogan d’une bataille culturelle à gagner avec Gramsci est le signe de la porosité entre la Nouvelle droite et le Front national. Néanmoins, il faut aussi concevoir la multiplicité des sources irriguant le programme frontiste et les fractures qu’il y a avec la Nouvelle droite. Il y a certes des liens personnels avec des gens issus du GRECE et ayant fini au FN tels que Pierre Vial ou Jean-Yves Le Gallou. Néanmoins, Alain de Benoist a eu des mots durs contre le FN en 1992: « En vérité, ce n'est pas parce qu'il y a des immigrés que la France est menacée de perdre son identité. C'est plutôt parce qu'elle a perdu son identité qu'elle n'est plus en mesure de faire face et de résoudre le problème de l'immigration. En montrant du doigt les immigrés, on opère donc un gigantesque détournement d'attention. » Nous savons ce qu’est l’ethno-pluralisme défendu par Alain de Benoist, mais remarquons ici la force pernicieuse du discours de l’intellectuel de la Nouvelle droite qui pourrait se faire passer pour un modéré.
Le programme économique du RN ex-FN, fondamentalement libéral, doit beaucoup au Club de l’Horloge, créé en 1974 et qui se distingue du GRECE par son ultralibéralisme en matière économique en soutenant la révolution conservatrice, mais pas celle sous Weimar, plutôt celle de Thatcher et Reagan dans les années 1980. Le national-libéralisme ‘pragmatique’ de Bruno Mégret et des nombreux cadres qu’il a formés au FN s’inscrivent dans cette lignée.
Sur la question de l’euroscepticisme et de la prétendue générosité coloniale, les différences sont palpables face à une Nouvelle droite quasi-fédéraliste sur l’Europe—d’un point de vue institutionnel, sans idée universaliste aucune—et jugeant l’entreprise coloniale comme un dangereuse émanation de l’universalisme judéo-chrétien. On aurait toutefois tort de s’arrêter là car ce serait ignorer que le RN fait de la politique et la Nouvelle droite de la ‘métapolitique,’ elle ne s’engage pas dans l’arène mais elle en fournit les armes.
Ainsi, Périne Schir déclare dans un article de Mediapart au sujet des liens entre Jordan Bardella et des personnalités issus de la Nouvelle droite que ce mouvement apporte aujourd’hui au RN présidé par M. Bardella la « substance théorique » dont manque le parti suite à la stratégie de ‘dédiabolisation.’ Cela permet d’irriguer le discours de justification de l’idée d’un ‘grand remplacement’ que le président du parti décrit comme pointant une « réalité juste. » L’idée d’incompatibilité des cultures permet de donner un fond intellectuel à la chose sans parler de hiérarchie, évitant ainsi de se faire trop remarquer par son racisme.
Sans qu’on puisse mettre un trait d’égalité entre le RN et la Nouvelle droite, il faut saisir l’apport essentiel de cette mouvance à l’extrême-droite tant sur le plan idéologique que sur la formation intellectuelle de ses cadres. La Nouvelle droite est une entreprise de blanchiment car derrière le ‘pluralisme’ dont elle se targue, se cache directement le nazisme et le néo-fascisme terroriste. La grande blanchisserie aujourd’hui est le Rassemblement national. Photo source: Joe Mud on Flickr