Christy Ghosn
December
« Si le Liban n’était pas mon pays, je l’aurais choisi pour pays. »
Gibran n’est pas mort, il vit à travers chaque mot, chaque pensée, de ceux qui, loin de leur terre natale, l’embrassent encore dans leur âme. On quitte rarement le Liban, on s’en sépare, souvent contre sa volonté. Et pourtant, dans cette séparation, une étrange alchimie se crée: plus le pays sombre dans le chaos, plus il semble s’effondrer sous les poids du temps et de la guerre, et plus l’attachement et le patriotisme de ses enfants, même à l’autre bout du monde, se fait viscéral. Ce phénomène est particulièrement visible parmi les étudiants libanais en France, pour qui ce patriotisme se nourrit de la résistance face à un contexte tendu, marqué par les tensions et les conflits internes. Des interviews avec de jeunes expatriés ont permis de comprendre ce paradoxe et comment le patriotisme, loin des frontières du Liban, devient un acte de résistance, comme une promesse de ne jamais oublier ceux qui sont restés.
Un patriotisme renforcé par la distance
Avant de quitter le Liban, une grande majorité des Libanais interrogés ressentaient une relation ambivalente avec leur pays. L’amour pour leurs proches était entaché par une frustration intense face à la situation politique et économique. Quitter le pays était souvent perçu comme un soulagement, une échappatoire au danger quotidien, mais ce choix était aussi teinté de culpabilité: partir signifiait abandonner un foyer en crise et laisser derrière des proches plongés dans l’incertitude.
Une fois à l’étranger, la distance géographique semble paradoxalement rapprocher émotionnellement les expatriés de leur pays d'origine. L’une des étudiantes interrogées a partagé son expérience: bien qu’étant partie très jeune, elle n’avait jamais ressenti un lien aussi fort avec le Liban qu’à la suite des récents affrontements entre le Hezbollah et Israël. Ces événements ont ravivé un sentiment d’appartenance malgré la distance, un sentiment alimenté par la solidarité partagée avec d’autres Libanais dans la même situation. Ensemble, c’est comme s’ils avaient formé une sorte groupe émotionnel de support. De plus, face à la pression d’intégrer les valeurs françaises, beaucoup ont éprouvé un besoin urgent de se rattacher à leur identité libanaise, comme une manière de se réapproprier une partie essentielle et profonde d’eux-mêmes qu’ils sentent parfois menacée.
La diffusion et la promotion de la culture libanaise
Ce besoin se traduit par une redécouverte de leur culture et une fierté renouvelée d’être Libanais. En effet, les étudiants libanais à l’étranger deviennent souvent des ambassadeurs de leur culture. De la poésie libanaise à Fairuz, en passant par le houmous ou la dabke, ils partagent activement leurs traditions et contribuent à façonner une image positive du Liban, malgré les crises. Cette diffusion culturelle est perçue comme un acte de résistance morale: dans un contexte où leur identité est menacée, préserver et promouvoir leur culture devient une manière de la protéger. Ce sentiment se renforce notamment à Sciences Po où, face au conflit, beaucoup ressentent la nécessité de se positionner et de défendre leurs valeurs. Comme le résume une étudiante, « Le simple fait d’exister, de vivre, devient une forme de résistance. »
Des événements culturels organisés par les étudiants libanais illustrent cet engagement, suscitant souvent l’admiration de leurs camarades internationaux, qui se disent inspirés par les récits et les valeurs partagés. Alors que certains, touchés par ces portraits envisagent de visiter le Liban, d’autres, déjà influencés par le temps qu’ils passent avec leurs amis libanais, intègrent inconsciemment des éléments de cette culture dans leur quotidien, ponctuant leurs phrases de mots comme "Saraha" (Honnêtement) ou "Chou?” (Quoi?).
Le rôle de la diaspora dans l’avenir du Liban
La diaspora libanaise a toujours été un pilier économique et social pour le pays. En 2023, la diaspora a envoyé 6,7 milliards de dollars au Liban selon la Banque mondiale. Ces transferts représentent 30,7 % du PIB libanais, soit le troisième ratio le plus élevé au monde. Les envois d’argent soutiennent des familles entières. Cependant, il ne s’agit pas seulement de contributions économiques pour soutenir le Liban; depuis la révolution de 2019 jusqu'à aujourd'hui, la voix des expatriés libanais a permis de sensibiliser la communauté internationale à la crise libanaise. Pour les Libanais, il ne s’agit plus de se reposer sur un gouvernement, qui s’est déjà montré incapable de répondre à la crise, mais de compter sur le soutien de la communauté internationale.
Toutefois, peu de Libanais vivant à l’étranger envisagent un retour au pays. L’absence d’opportunités, combinée à l’instabilité persistante, empêche beaucoup d’imaginer un avenir viable au Liban. Pourtant, ils continuent d’espérer que leur engagement culturel, intellectuel, voire même émotionnel contribuera, à long terme, à un renouveau du pays.
A présent, permettez-moi de me glisser dans le rôle de ma propre interviewée, et de conclure par cette réflexion. Être un Libanais étudiant à l’étranger, c’est avant tout un mélange d’émotions: une colère sourde face à la détresse de notre pays, mais aussi une impuissance déchirante, celle de ne pouvoir rien changer—pire—de ne même pas pouvoir être là, physiquement. C’est souffrir face à cette pile incessante de nouvelles, se sentir pris au piège face à cette sensation écrasante de n’être qu’un observateur distant. Et pourtant, malgré cette distance qui déchire, vivre loin de chez soi, c’est porter chaque jour en nous une parcelle du Liban, et s’efforcer de la garder vivante.