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Repenser l’histoire de la guerre civile libanaise

Christy Ghosn

January

« Il n’y a pas de mémoire de la guerre au Liban, mais une guerre des mémoires, » souligne Marwan Chahine, journaliste franco-libanais. L’absence d’un véritable travail officiel de mémoire sur la guerre civile a conduit à une multiplicité de récits, où chaque communauté s’emploie à revendiquer sa propre version des événements. Dans cet espace fragmenté, l’histoire et la mémoire devraient, en théorie, se rencontrer, se fondre l’une dans l’autre. Pourtant, paradoxalement, raconter l’histoire, loin d’apaiser les mémoires, ravive les blessures enfouies et des tensions que le temps n’a su apaiser. Ainsi, l’histoire et la mémoire se confrontent, s’opposent, empêchant toute véritable union. L’absence de mémoire collective divise; chaque communauté se retrouve attachée à sa propre version du passé. Alors, quelle histoire raconter? Comment peut-on espérer construire un futur partagé lorsque les fractures du passé nous maintiennent encore captifs?


Loi d’amnistie de 1991, une institutionnalisation de l’oubli


En 1991, le Liban, émergeant des cendres de sa guerre civile, adopte une loi d'amnistie générale couvrant les crimes politiques commis avant le 28 mars de la même année. L’initiative visait à panser les plaies nationales en effaçant les offenses passées, espérant favoriser une réconciliation collective. Cependant, elle fut rapidement perçue comme une institutionnalisation de l'oubli, instaurant une culture d'impunité où les auteurs de violations graves des droits humains échappent à la justice. Les victimes, quant à elles, se virent marginalisées, leur quête de vérité et de reconnaissance entravée, retardant ainsi le processus de guérison collective. 


Les responsables de crimes de guerre furent de ce fait graciés sans avoir à rendre de comptes, sapant la confiance du peuple dans les institutions étatiques et judiciaires. Toutefois, cette amnistie, bien que générale, comportait des exceptions notables: elle ne s'appliquait pas aux assassinats ou tentatives d'assassinat de personnalités religieuses, politiques, ou de diplomates arabes ou étrangers. L'amnistie libanaise se présentait alors comme conditionnelle, conférant une immunité à certaines personnalités, notamment les chefs de milices de guerre, désormais reconnus institutionnellement. Cette stratégie, établie par et pour les responsables politiques, visait à sécuriser leur position, au détriment d'une véritable réconciliation nationale et d'une justice équitable.


Une absence d’enseignement de la guerre


L’enseignement ne facilite pas les choses non plus: les programmes scolaires ne couvrent pas la période de la guerre civile libanaise, mais s'arrêtent notoirement à la veille de la guerre. Bassel Akar, spécialisé en éducation citoyenne, dresse le tableau d’un système scolaire dépassé: « Ce que les jeunes connaissent de l’histoire récente du pays est le fruit d’une transmission familiale qu’ils ne retrouvent pas dans le programme scolaire. C’est comme si le gouvernement leur disait “ce que tu crois savoir est faux.’’ En effet, le problème des livres scolaires au Liban remonte aux accords de Taëf, signés en 1989 pour mettre fin à quinze ans de guerre civile et amorcer un processus de réconciliation nationale. Ces accords prévoyaient notamment la révision et le développement des programmes éducatifs afin de renforcer l'appartenance et l'intégration nationales, ainsi que l'unification du livre scolaire dans les matières d'histoire et d'éducation civique. Cependant, depuis trente ans, les ministères de l'Éducation successifs peinent à élaborer un manuel unifié, confrontés à la complexité de concilier les multiples points de vue issus de cette période conflictuelle.


L'héritage politique


La politique au Liban reste profondément influencée par des divisions confessionnelles et politiques héritées du conflit. Selon l’historien Jean-Pierre Filiu, « le Moyen-Orient est régulièrement présenté comme fatalement englué dans des problématiques religieuses. » La notion de laïcité, qui implique une séparation entre la sphère politique et la sphère religieuse, semble difficilement applicable dans ce contexte. Depuis les accords de Taëf de 1989, mettant fin à la guerre civile, les sièges de la chambre des députés doivent être répartis de manière équitable entre les représentants chrétiens et musulmans. De même, les postes de président de la République, de Premier ministre et de président de la Chambre des députés sont attribués selon des critères confessionnels, le président étant maronite, le Premier ministre sunnite et le président de la Chambre chiite. La coexistence d’un système juridique national avec plusieurs juridictions communautaires, qui régissent des affaires telles que les mariages, divorces ou successions, témoigne également de cette influence confessionnelle persistante. Ce modèle a été adopté comme solution pour apaiser les tensions intercommunautaires après les quinze années de guerre civile. Croyants ou non, les Libanais ne peuvent échapper à leur appartenance confessionnelle, chaque institution publique étant régie par ce prisme.


La nouvelle génération revendicatrice


De cette manière, la guerre civile libanaise ne figure pas suffisamment dans les livres d’histoire, et les échanges avec les parents sur ce sujet sont rares. Les jeunes générations souhaitent croire en un avenir meilleur et redonner de la valeur à leur pays et à leur drapeau. Ces jeunes revendiquent la nécessité de réécrire l’histoire pour mieux appréhender leur identité et construire un futur sans répétition des erreurs passées.


Le mouvement de 2019 a marqué un tournant significatif en réclamant la démission du gouvernement, la convocation de nouvelles élections parlementaires et l’instauration d’un système politique et juridique laïc. Cette vague de contestation, qui a rassemblé plus d’une centaine de milliers de manifestants, se distingue par un consensus sur la nécessité de changer radicalement le modèle politique. Les manifestants rejettent toute réforme dans le cadre du confessionnalisme, estimant que cette sortie est essentielle pour éviter la corruption. Ce mouvement, porté notamment par la jeunesse, incarne une rupture profonde avec le lien entre le politique et le religieux. Les jeunes, majoritairement âgés de 18 à 25 ans, ne connaissant pas directement la guerre civile, rejettent les clivages communautaires hérités de cette époque.


Des artistes se sont de plus largement engagés dans la réflexion sur cette période. Des pièces de Wajdi Mouawad par exemple, dramaturge libanais insistent sur la connaissance de l’histoire et la lutte contre l'amnésie mémorielle. Par ailleurs, des films tels que West Beirut, Memory Box, ou encore 1982 ont aussi joué un rôle important dans la documentation et la réflexion sur ce conflit.


Par ailleurs, des expositions, comme la Maison Jaune, symbolisent cette mémoire. Situé sur l'ancienne ligne de démarcation, ce lieu, ancien poste de contrôle et repaire de francs-tireurs, est devenu un espace de réflexion collective, essentiel pour perpétuer la mémoire des événements tragiques qui ont marqué le Liban.


D’une guerre à l'autre


Contrairement à la guerre civile libanaise, où la mémoire collective a été marquée par des silences et des oublis, le conflit de 2024 a favorisé une documentation immédiate et une diffusion rapide des témoignages notamment grâce aux réseaux sociaux. Cette digitalisation de la mémoire pourrait indiquer une prise de conscience accrue chez la nouvelle génération de l'importance de la mémoire collective et de la reconnaissance des traumatismes. Cette évolution pourrait alors jouer un rôle clé dans le processus de réconciliation et de reconstruction du pays, tout en favorisant une meilleure compréhension des événements passés et en encourageant un dialogue ouvert sur les blessures du passé.


Simone Veil affirmait « Que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou non, nous sommes responsables de ce qui nous unira demain, collectivement. Nous sommes faits de ce qui nous a précédé et pour partie, nous engageons l’avenir. » Aujourd’hui, plus que jamais, cette responsabilité prend tout son sens, notamment avec l’élection du nouveau président Joseph Aoun, qui se distingue par son indépendance vis-à-vis des partis politiques. Cette nomination marque ainsi le début d’une ère nouvelle pour le pays, où les Libanais, jusqu’ici condamnés à l’espoir, pourraient enfin aspirer à de réels changements et à une véritable transformation collective.


Photo credits: Steven Damron on Flickr.

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