Selma Boufaroua
September 30, 2025
« Le Moyen-Orient. Moyen par rapport à quoi ? Orient de quoi ? Le nom de la région est fondé sur une vision eurocentrée du monde, et cette région a été façonnée par un regard européen ». Tels sont les premiers mots figurant dans le manifeste de la géostratégie publié par Tim Marshall, spécialiste britannique des relations internationales. Prisonnier de la géographie, comme le suggère le titre de son œuvre, le Moyen-Orient l’est aussi de ses frontières tracées au gré des intérêts européens, qui l’ont enfermé dans une spirale de haines et de tensions sans fin.
Travailler sur le Moyen-Orient, c’est se rendre compte qu’il se définit avant tout par la géopolitique et non par la géographie. S’appuyer sur cette dernière aurait en effet été vain pour les peuples de la région : le plus grand désert de sable continu au monde, le désert d’Arabie, couvre environ 20 % de l’Arabie saoudite et s’étend sur plusieurs pays, passant par Israël, la Jordanie, l’Irak, le Koweït, Oman, jusqu’au Yémen. C’est principalement pour cette raison que la majeure partie de la population vit dans les zones périphériques, et qu’avant la colonisation européenne, l’idée d’État-nation telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’avait quasiment jamais effleuré l’esprit des habitants.
En regardant l’actualité du Moyen-Orient, il devient évident que cette région souffre d’un mal quasi incurable. D’un côté, le Liban est à nouveau déchiré par la guerre entre le Hezbollah et Israël, ce dernier ayant été accusé d’avoir violé le cessez-le-feu conclu en novembre dernier en larguant des grenades près de la « ligne bleue ». Cet accord, entré en vigueur après plus d’un an d’hostilités – dont deux mois de guerre ouverte qui ont fortement affaibli le Hezbollah – n’empêche pas Israël de bombarder régulièrement le territoire libanais, en particulier le sud du pays.
De l’autre, la Syrie a connu l’un des épisodes les plus marquants de son histoire récente : la chute, en décembre 2024, du régime de Bachar al-Assad, au pouvoir depuis plus de vingt ans. Mais ce n’est pas tout : à Souweïda, Druzes et Bédouins s’affrontent violemment, Israël frappe la capitale, et les chrétiens de Maaloula affirment vivre dans une crainte permanente.
Et la situation s’aggrave encore plus au sud, avec les bombardements répétés de l’armée israélienne sur l’enclave palestinienne, malgré une inquiétude mondiale désormais largement partagée.
Déjà en 2015, Tim Marshall écrivait : « La menace d’une attaque aérienne israélienne contre les installations nucléaires iraniennes est toujours présente, mais plusieurs facteurs limitent sa probabilité. » Or, la décennie suivante a prouvé que l’avenir du Moyen-Orient est aussi flou et incertain que son présent. Peu importe la liste que l’auteur établit pour étayer son propos, les faits parlent d’eux-mêmes : les dégâts irrévocables font désormais les gros titres depuis juin 2025 : « En Iran, les bombardements israéliens ont fait 935 morts », « Israël-Iran : plus de 3 000 blessés dans des frappes israéliennes en Iran depuis le début de la guerre » …
Mais si le Moyen-Orient semble se consumer sans fin, c’est aussi parce que ses incendies sont attisés par nombre d’acteurs aux ambitions irréconciliables. Marshall dresse un tableau sans nuances dans son œuvre, opposant les « puissances occidentales » dites naïves — puisqu’elles soutiendraient, pour certaines, des « gangs portant le nom de milices et de partis politiques » — à un monde arabe imprégné d’une « haine pour les autres » devenue banale. Cette vision manichéenne du Moyen-Orient illustre bien l’incompréhension que suscite la région, tant ses dynamiques sont complexes. Il est faux de prétendre que l’Occident ignore la violence qui s’y déchaîne depuis le démantèlement de la région dont il est responsable. Plus encore, il est trompeur de qualifier de « naïf » le soutien de certains pays occidentaux à des partis ou milices de la région : en réalité, chaque acteur joue une carte dans une partie sans fin.
Si Israël redoute autant l’obtention de l’arme nucléaire par l’Iran, ce n’est pas seulement parce que le régime iranien pourrait, de facto, anéantir son ennemi occidental d’une seule frappe ou rivaliser avec son arsenal militaire. C’est surtout parce qu’un tel scénario bouleverserait tout l’équilibre régional : l’Iran acquiert la bombe, les Saoudiens paniquent et se tournent vers le Pakistan pour obtenir leur propre arsenal, puis l’Égypte et la Turquie s’engagent à leur tour dans une course nucléaire, créant un effet domino incontrôlable. Un chroniqueur saoudien est allé jusqu’à appeler le royaume à élaborer une bombe pour être prêt quand l’Iran aurait la sienne.
Aujourd’hui, Donald Trump affirme que les frappes israéliennes — dont certaines sont qualifiées de crimes de guerre par Human Rights Watch — ont atteint leur objectif en frappant « le cœur du programme d’enrichissement nucléaire » iranien, retardant ainsi considérablement les avancées de Téhéran. Mais à quel prix ? La logique de survie dans laquelle Israël inscrit son existence n’a-t-elle pas contribué à embraser une région déjà rongée par la violence et la haine ? En représailles, l’Iran a tiré quatorze missiles sur la base américaine d’Al-Udeid, au Qatar, et bombardé Israël — certaines frappes étant elles aussi qualifiées de « probables crimes de guerre » en raison du nombre élevé de civils touchés. Beaucoup s’interrogent désormais sur la suite de ce feuilleton sans fin.
Tim Marshall rappelle pourtant que « l’Iran détient une carte qui pourrait se révéler maîtresse » : la possibilité de fermer le détroit d’Ormuz, considéré comme le plus stratégique du globe. C’est la théorie. En pratique, les dirigeants iraniens agitent régulièrement cette menace — dans les années 1980 comme en 2025, — mais ils savent que ses conséquences seraient désastreuses, à commencer pour l’Iran lui-même. La Chine, première importatrice du pétrole iranien et partenaire économique de grande envergure, serait la prochaine à souffrir. C’est d’ailleurs pour cette raison que, dès juin, le chef de la diplomatie américaine, Marco Rubio, a « fait appel à la Chine pour qu’elle empêche l’Iran » de mettre ses menaces à exécution.
Tout comme la « guerre silencieuse de l’eau » que la Turquie mène contre les Kurdes syriens en limitant leur accès au Tigre et à l’Euphrate, Israël exerce un contrôle stratégique sur les ressources en Cisjordanie et à Gaza. La situation humanitaire dans l’enclave palestinienne suscite de vives inquiétudes, et les rapports d’alerte ne manquent pas : Oxfam avec son Water War Crimes, Amnesty International, Human Rights Watch, l’IPC, l’OMS, l’ONU ou encore l’UNICEF. Tandis que la communauté internationale exprime son indignation, Benyamin Netanyahou résume la position israélienne par une formule claire : « il n’y a que deux options pour Gaza : que le Hamas se rende ou qu’il soit exterminé ».
Les relations diplomatiques entre la France et Israël sont, elles aussi, au bord de la rupture : Netanyahou a annoncé la possible fermeture du consulat de France à Jérusalem en réaction à la reconnaissance de l’État palestinien par Emmanuel Macron. On pourrait croire qu’il s’agit d’un geste symbolique de plus, la France arrivant tardivement par rapport à ses voisins européens (Espagne, Norvège, Irlande…) et aux 136 autres États ayant déjà reconnu la Palestine. Pourtant, il serait réducteur d’y voir un simple retard : la décision française revêt un poids particulier dans l’échiquier politique mondial. La France est en effet la seule puissance nucléaire de l’Union européenne, la seule aussi à siéger de manière permanente au Conseil de sécurité de l’ONU, et pourrait ainsi marquer un tournant significatif en se démarquant de la politique étrangère américaine. Cependant, la perte d’influence de la France au Moyen-Orient et l’absence de sanctions concrètes contre Israël affaiblissent la portée de cette initiative.
Malgré le geste de la présidence française, Israël poursuit la destruction de tours et d’immeubles à Gaza, tout en revendiquant désormais le contrôle de 80 % du territoire.L’Irak, de son côté, n’est pas épargné par les tensions qui secouent le Moyen-Orient, en particulier celles opposant l’Iran et Israël. L’une des tactiques privilégiées par Téhéran reste la guerre par procuration : envoyer un signal fort à ses ennemis en multipliant les attaques indirectes, sans jamais les revendiquer ouvertement. C’est dans ce contexte que, dans le Kurdistan irakien (nord de l’Irak), plusieurs champs pétrolifères ont été frappés en juillet dernier par des drones piégés. Les assauts, réguliers, visent clairement à fragiliser la présence occidentale dans la région (HKN Energy, DNO…). Rien de surprenant : le ministre iranien de la Défense, le général Aziz Nasirzadeh, avait déjà prévenu que « l’Amérique devrait quitter la région, car toutes ses bases sont à portée de l’Iran (…) Nous les ciblerons dans tous les pays hôtes sans hésitation ».
Pour les pétromonarchies du Golfe, la situation s’avère délicate. Si elles s’étaient initialement alignées sur la politique agressive de Donald Trump contre l’Iran, les événements récents ont fini par changer la donne. L’Arabie saoudite comme les Émirats arabes unis ont pris conscience que Washington ne les protégerait pas durablement contre les frappes iraniennes, comme l’ont montré les attaques de 2019. Dès lors, il devenait plus rationnel de privilégier la voie diplomatique avec Téhéran. Car l’Iran possède des relais puissants dans toute la région — Liban, Syrie, Irak et Yémen — et s’en faire un ennemi frontal, dans un contexte déjà extrêmement conflictuel, relèverait du suicide politique.
Déjà il y a dix ans, Tim Marshall dressait un tableau du Moyen-Orient d’une extrême complexité, et ses observations restent, aujourd’hui encore, très pertinentes. Même si son livre était publié aujourd’hui, en 2025, rien n’y changerait : les lignes qu’il a écrites en 2015 restent parfaitement d’actualité, tant la situation au Moyen-Orient semble figée dans ses dynamiques. Comme partout, les conflits sont sanglants, interminables, mais surtout meurtriers. Car au-delà de la politique, il y a les droits humains, qui ne demandent qu’à être respectés. Et au Moyen-Orient, ce sont de nombreuses vies qui n’attendent qu’à être vécues, loin de la misère et des idéologies. La conclusion sera comme celle élaborée par Marshall pour résumer la situation : « Sur le terrain, le jeu se jouera avec les imaginations, les désirs, les espoirs, les besoins des gens, et avec leur vie. Le monde tracé par Sykes-Picot se désagrège : les recomposer, même sous une autre forme, coûtera du temps et du sang. » Quant au temps et au sang, les différents acteurs de la région semblent loin d’avoir dit leur dernier mot.
Photo Source: Alex Proimos, Flickr
