Eloïse Franzmann
October 21, 2025
«La France est un enfer fiscal.» Cette expression fréquemment reprise dans certains médias appuie la critique d’un État où les charges et impôts étoufferaient l’initiative privée. Derrière cette formule se devine le cœur du discours néolibéral : réduire les fonctions sociales de l'État pour laisser libre cours au fonctionnement ‘naturel’ du marché.
Le néolibéralisme désigne un ensemble de doctrines politiques dont le but est l’optimisation des mécanismes du marché. Ses applications concrètes en matière de politique économique se traduisent bien souvent par des privatisations à outrance, des mesures de dérégulation et la primauté d’une orientation économique privilégiant l’offre (le soutien aux entreprises) au détriment de la demande (le soutien aux ménages).
Fondé sur diverses croyances et principes, le courant néolibéral postule que le marché libre, affranchi de toute entrave, tend naturellement à s’autoréguler et à servir l’intérêt général. En revanche, l’intervention de l’Etat sur le marché diminuerait sa performance. Dans cette logique, tout individu est considéré comme un agent rationnel, agissant en fonction de ses intérêts propres et entièrement responsable de ses réussites et échecs. La recherche illimitée du profit n’est non pas vue comme un défaut, mais bien comme un moteur de prospérité. Enfin, selon la théorie dite du ruissellement, l’enrichissement des plus riches profite à l’ensemble de la société, y compris aux plus défavorisés.
C’est l’ensemble de ces quelques principes idéologiques qui mènent le sociologue Pierre Bourdieu à affirmer que « l’utopie néolibérale tend à s’incarner dans la réalité d’une sorte de machine infernale.» Pour lui, le néolibéralisme n’est autre qu’un « programme méthodique de destruction des collectifs.» De fait, le rôle de l’Etat s’en trouve atrophié, réduit à ses deux missions régaliennes : assurer la sécurité extérieure et intérieure d’une part, et garantir le fonctionnement du cadre légal (notamment s’assurer du respect du droit de propriété) d’autre part. Puisque le néolibéralisme repose sur la croyance que tout interventionnisme fausse les mécanismes ‘naturels’ du marché, les politiques sociales—fondées sur la redistribution, la régulation ou la protection—sont perçues comme contre-productives. En conséquence, l'État tend à se désengager de ses fonctions de solidarité pour se configurer en État pénal, dont la mission principale devient le maintien de l’ordre économique à travers la sanction des déviances qui le menacent, les atteintes à la propriété au premier plan. Cette reconfiguration du rôle étatique contribue à l’augmentation de la précarité et à des inégalités grandissantes, affaiblissant alors la cohésion sociale.
Le courant néolibéral gagne en influence et peut désormais être appréhendé une «hégémonie culturelle». Théorisée par Gramsci, l’ «hégémonie culturelle» désigne le processus selon lequel une idée, infuse dans la société civile en passant par l’école, les think tanks, les médias et s’impose peu à peu comme idéologie dominante. Devenue l’idéologie largement dominante au début du XXIème siècle, le programme néolibéral est appliqué massivement en Occident depuis le tournant des années 1970 sous l’impulsion du Royaume-Uni de Margaret Thatcher, des Etats-Unis de Ronald Reagan et en France à partir du ‘tournant de la rigueur’ de 1983 sous François Mitterrand.
Pourtant, l’image de la France comme une exception survit dans l’imaginaire collectif. L’identité politique et sociale française s’est forgée autour d’un modèle d’État social, dont la Sécurité sociale demeure l’un des symboles les plus forts. Cet attachement s’est manifesté lors des grandes grèves de 1995 contre le Plan Juppé qui visait à réformer l’État-providence. Ces représentations collectives soulèvent donc de multiples interrogations : comment l’attachement de la France à son modèle social et à ses valeurs républicaines d’égalité pourrait-il composer avec avec les logiques néolibérales ?
Kevin Brookes, docteur en science politique et enseignant-chercheur à Sciences Po Grenoble, s’est attaché à montrer la singularité de la trajectoire française de 1974 à 2012 et sa résistance—certes partielle mais réelle—au modèle néolibéral, en comparaison à ses États voisins européens. Si l’auteur concède qu’il y a eu un certain nombre de mesures économiques allant dans le sens d’une percée néolibérale, la culture politique empêche un réel basculement idéologique. Selon Brookes, l’opinion publique reste méfiante vis-à-vis du marché et attachée à l’idée d’un État-providence tandis que les pouvoirs publics n’ont jamais assumé un discours résolument néolibéral. Il ajoute que la France se distingue des autres pays européens de part l’augmentation des dépenses publiques et de ses politiques sociales. L’Etat français demeurant particulièrement interventionniste, symboliserait l’échec même du néolibéralisme.
Si la France n’a pas connu de tournant néolibéral aussi marqué que d’autres pays, elle n’en suit pas moins la même trajectoire.
Il est d’usage de considérer 1983 et 2012 comme des étapes charnières de la transformation néolibérale du capitalisme français. En 1983, sous la présidence de François Mitterrand, le 1er gouvernement de gauche de la Vème République opte pour une réorientation de sa politique économique vers une politique de l’offre, avec comme priorité le soutien aux entreprises. Ce ‘tournant de la rigueur’ se traduit par une désindexation des salaires sur les prix—rompant ainsi la dynamique d’augmentation des salaires face à l’inflation,—une réduction des dépenses publiques et le début d’une libéralisation financière et bancaire. En 2012, François Hollande semble suivre les traces de son prédécesseur et engager une politique économique ‘probusiness.’ À nouveau, une politique de l’offre est mise en place, la priorité est donnée à la compétitivité et à l’investissement privé aux dépens d’une redistribution accrue.
Sous la présidence d’Emmanuel Macron, l’appropriation française du néolibéralisme s’est largement accélérée. C’est au gré des politiques économiques adoptées depuis 2017 que le président français tend à réaliser les promesses de l’utopie néolibérale : augmentation de la marge de manœuvre des entreprises, réduction de la fiscalité pesant sur le capital et flexibilisation accrue du marché du travail. Sur le plan fiscal, la suppression de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF) remplacée par l’Impôt sur la Fortune Immobilière (IFI) constitue une rupture aussi bien budgétaire qu’idéologique. Alors que les rentrées fiscales perçues par l’ISF en 2017 s’élèvent à 4,2 milliards d’euros, celles perçues par l’IFI l’année suivante ne dépassent pas 1,3 milliard d’euros. Cette politique fiscale met en œuvre la théorie du ruissellement. En allégeant l’imposition des plus riches, l’Etat espère stimuler l’investissement privé, supposé bénéficier à l’économie dans son ensemble. La fiscalité se met ainsi au service du capital, reléguant la redistribution au second plan.Dans cette logique, le président a significativement réduit les cotisations sociales, supprimant notamment les contributions chômage et maladie afin de renforcer la compétitivité des entreprises.
Par exemple, les ordonnances de septembre 2017 ont largement assoupli les conditions de licenciements. Si cette flexibilisation du marché du travail profite aux entreprises, elle est également responsable de l’accroissement de la précarité des salariés et de la fragilité croissante des protections collectives.
De même, la loi Pacte de 2019 a ouvert la voie à une série de nouvelles privatisations. De manière implicite, le rôle économique de l'État se rétracte au profit d’un marché plus autonome, supposé s’autoréguler. Comme toile de fond pour l’ensemble de ces mesures économiques, les principes néolibéraux reviennent : le rôle de l’État est réduit au strict minimum, la compétitivité des entreprises est maximisée et le marché devient le principal régulateur de la société.
De plus, le recul de l'État social s’observe dans l’introduction progressive de mécanismes de responsabilisation individuelle au sein même de la protection sociale. Le glissement idéologique s'opère alors à travers des mesures qui paraissent pourtant des plus insignifiantes. À cet égard, la réforme du Revenu de Solidarité Active (RSA) de janvier 2025 , dont le versement est désormais conditionnée à 15 heures d’activité hebdomadaire témoigne d’une certaine reconfiguration du champ de la protection sociale. Le RSA en devenant un soutien sous condition d’activités hebdomadaires, responsabilise les individus. Alors que Robert Castel dans L’insécurité sociale démontre que le cœur de l’Etat social est de sécuriser les existences individuelles en rompant avec l’idée que chacun serait l’unique responsable de sa condition, une telle réforme porte un coup frontal à ces principes. Implicitement, la réforme du RSA renvoie à une idée simple: bénéficier d’une aide sociale devient davantage un privilège conditionnel plutôt qu’un droit social fondamental. À travers ce type de mesure, c’est l’Etat-providence qui s’affaiblit.
Le néolibéralisme, en donnant la priorité à la compétition et à l’autonomie individuelle, favorise la destruction des collectifs et la création d’un individualisme excessif. L’Etat se subordonne aux logiques du marché, au détriment de l’application de politiques davantage conformes à la volonté majoritaire. Face à la désagrégation du collectif, à la priorité donnée au marché, et à un individualisme exacerbé, la démocratie est-elle vouée à s’évanouir ?
Photo Source: Julian Mason, Flickr
